Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2023 de Politique étrangère (n° 3/2023). Benjamin Oudet propose une analyse de l’ouvrage de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Pour une éthique du renseignement (Presses universitaires de France, 2023, 176 pages).

Quasi exclusivement issue de travaux anglo-américains (intelligence studies), l’éthique du renseignement est peu étudiée en France. Avec sa mise à disposition en français d’un état de l’art doublé d’un état de la question, cet ouvrage participe d’un décloisonnement des études spécialisées : aux intelligence studies qui se saisissent des enjeux éthiques répond un spécialiste de l’éthique qui se saisit du renseignement.

L’auteur soutient qu’une éthique du renseignement est possible : une formule qui sonne comme un oxymore, tant les pratiques des services semblent renvoyer aux pires turpitudes de la raison d’État. Rien ne s’oppose pourtant à ce qu’elles fassent l’objet d’une évaluation éthique. De surcroît, celle-ci est souhaitable : elle distingue les démocraties libérales des régimes autoritaires. Elle est également dans l’intérêt des services, « car leur réputation d’immoralité leur fait du mal ». L’oxymore est donc un « faux problème » qu’il convient de dépasser, d’abord par quelques distinctions utiles : l’éthique n’est pas la morale, et ne cherche pas à « faire le bien » ; l’éthique du renseignement ne recouvre pas totalement l’éthique de la guerre ou du contre-terrorisme ; la réflexion éthique se distingue du développement de législations spécifiques au renseignement et de dispositifs de contrôle parlementaire.

Quatre raisons expliquent la rareté des réflexions éthiques en la matière : le manque de connaissance réciproque des éthiciens et des chercheurs spécialisés ; le secret inhérent aux services ; le risque supposé d’un affaiblissement par la révélation d’informations ; la phobie des bureaucraties pour l’éthique. Ces obstacles peuvent toutefois être dépassés : « Le problème éthique ne réside pas tant dans l’activité même de renseignement, qui est non seulement justifiée mais nécessaire, et constitue un devoir pour les gouvernants ; il est dans sa mise en œuvre, dans les moyens employés pour produire de la connaissance et de l’influence, qui eux peuvent être moralement problématiques. » Il en est ainsi de la collecte d’information (ouverte, technique, humaine), de l’analyse, des opérations clandestines, des coopérations internationales, des coopérations entre services et centres de recherche, de la reconversion des personnels.

Si ces problèmes peuvent être saisis par les principales approches de l’éthique – réalisme, pacifisme, déontologisme, conséquentialisme, éthique de la vertu –, l’auteur en relève les limites : aucune d’entre elles ne peut « rendre compte d’une réalité plus complexe que des modèles abstraits ».

L’auteur propose donc de dégager les contours d’une « théorie du renseignement juste » à partir des catégories de la guerre juste : cause juste, autorité légitime, bonne intention, proportionnalité, dernier recours, chances raisonnables de succès. Ce réinvestissement est d’autant plus fondé que « le renseignement est une condition de possibilité de la guerre juste ». Ces critères méritent aussi d’être contextualisés, affinés et améliorés ; la vocation première de l’éthique n’étant pas de fournir un catalogue de bonnes pratiques – l’éthique du renseignement reste un domaine de recherche à explorer.

L’ouvrage atteint ainsi ses trois objectifs : dresser l’état d’une littérature ; convaincre de l’utilité de cette réflexion ; défendre la pertinence d’une théorie du renseignement juste qui « loin d’être la meilleure, se révèle la moins mauvaise ».

Benjamin Oudet

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