Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2023 de Politique étrangère (n° 4/2023). Isabelle Saint-Mézard, professeure à l’université Paris 8 et chercheuse associée au Centre Asie/Indo-Pacifique de l’Ifri, propose une analyse croisée des ouvrages de Manoj Joshi, Understanding the India-China Border: The Enduring Threat of War in High Himalaya (Hurst, 2022, 256 pages) et de Šumit Ganguly, Manjeet S. Pardesi et William R. Thompson, The Sino-Indian Rivalry: Implications for Global Order (Cambridge University Press, 2023, 262 pages).

La trajectoire de la relation sino-indienne est au cœur de ces deux ouvrages, qui se complètent en partant chacun d’un angle différent, et presque opposé l’un à l’autre. L’analyse de Joshi est en effet centrée sur le conflit frontalier sino-indien ; celle de Ganguly, Pardesi et Thompson cherche, à l’inverse, à montrer que ce conflit frontalier ne constitue qu’un volet d’une relation animée par des enjeux de rivalité bien plus vastes, et inextricables. Les deux ouvrages convergent néanmoins pour livrer une vision assez pessimiste de l’évolution à venir des relations entre les deux géants. Non seulement ils n’envisagent guère de scénario de réconciliation, mais ils évoquent des risques persistants de confrontation armée sur les hauteurs himalayennes.

Journaliste indien aguerri qui a beaucoup couvert la Chine, Manoj Joshi travaille aujourd’hui en tant qu’expert à l’Observer Research Foundation, l’un des think tanks les plus en vue à New Delhi. Il y a régulièrement publié ses analyses sur l’évolution de la relation sino-indienne, étayant de surcroît ses textes d’un intéressant travail cartographique. Son ouvrage s’ouvre d’ailleurs sur une série de neuf cartes détaillées, qui présentent les principaux sites de tensions sur les zones frontalières sino-indiennes. Ces neuf cartes s’avèrent d’un intérêt majeur pour qui cherche à comprendre les dimensions proprement spatiales et tactiques des diverses crises frontalières qui ont émaillé les relations entre l’Inde et la Chine depuis 2013. Elles permettent notamment de visualiser la topographie complexe de la crise la plus grave à ce jour, celle dite de Galwan, qui a fait basculer la relation bilatérale dans une phase de tensions ravivées à l’été 2020.

L’auteur part d’ailleurs de cette crise, marquée par des anicroches meurtrières entre soldats indiens et chinois, pour exposer son analyse des relations sino-indiennes des trente dernières années. Le premier chapitre relatant par le menu les divers épisodes de la crise de Galwan est, à ce titre, particulièrement captivant. Joshi effectue ensuite un bond dans le temps pour rappeler les circonstances de la guerre éclair de 1962, avant d’évoquer les efforts fructueux des années 1990 pour stabiliser la situation sur la frontière et les avancées des négociations en vue d’établir les conditions d’une résolution jusqu’en 2005-2006. Le chapitre 6 constitue un autre passage très intéressant de l’ouvrage : l’auteur y expose finement les premiers signes annonciateurs d’un regain de tensions sur le dossier frontalier. Il les situe en 2007, lorsque la partie chinoise revient sur certains engagements pris dans le cadre d’un important accord conclu deux ans plus tôt (en avril 2005) sur les Paramètres politiques et les principes directeurs pour la résolution de la question frontalière Inde-Chine. Il montre aussi que les évènements significatifs qui se sont produits en 2008 – révoltes en série au Tibet, accord indo-américain pour la coopération dans le nucléaire civil, crise financière aux États-Unis – ont chacun impacté la relation sino-indienne en la rendant plus malaisée.

Les années 2007-2008 apparaissent ainsi comme un moment charnière, au cours duquel la dynamique de dialogue et de négociations sur la question frontalière s’est essoufflée, laissant place à des suspicions croissantes de part et d’autre, et à des patrouilles chinoises de plus en plus agressives dans les zones revendiquées par les deux parties. Joshi montre combien, dès lors, les tensions sont allées s’aggravant d’année en année, pour atteindre un premier pic avec la crise de Doklam de 2017. Cette crise a marqué un nouveau jalon dans la détérioration de la situation car la Chine, dont les forces se sont trouvées dominées sur le terrain, a par la suite revu sa posture sur la frontière et entrepris un « renforcement systématique » de ses capacités militaires, y compris en postant ses hommes à proximité des zones disputées et en renforçant ses moyens aériens.

Dans un ultime chapitre, Joshi évoque les vains efforts du Premier ministre Modi et du président Xi pour prendre personnellement en main la gestion du dossier frontalier dans le cadre de longs tête-à-tête informels en 2018 et 2019. En conclusion, et sans tomber dans un registre alarmiste, il juge que « la menace persistante de la guerre demeure élevée dans l’Himalaya ». Écrit dans un style clair et alerte, l’ouvrage de Joshi offre une analyse captivante et fort bien renseignée de la trajectoire des relations entre l’Inde et la Chine au prisme de leur conflit frontalier. Parsemé d’anecdotes personnelles, il a le grand mérite de s’appuyer sur une connaissance fine du terrain et de certains haut-officiels qui ont eu à gérer ce dossier frontalier.

L’ouvrage de Ganguly, Pardesi et Thompson s’apparente a priori à un travail plus strictement universitaire, conçu par des chercheurs basés (ou formés) à l’université de l’Indiana, aux États-Unis. Les auteurs y mobilisent l’important corpus d’analyses sur les relations sino-indiennes, et cherchent à s’en distinguer en s’inscrivant dans un champ théorique particulier : celui des études sur les rivalités. À ce titre, ils rappellent que les rivalités se définissent sur le plan théorique comme « des relations caractérisées par les perceptions de menace émanant de concurrents qui sont reconnus comme ennemis ». Dans le cas sino-indien, ils discernent plus précisément deux types de rivalité à l’œuvre. La première est d’ordre spatial : elle correspond à une situation où « deux États se disputent le contrôle exclusif d’un territoire spécifique », en l’occurrence les zones frontalières pour l’Inde et la Chine. La seconde rivalité est dite « de position » : elle désigne une situation où deux États se font concurrence pour détenir « une plus grande influence dans un cadre mondial ou régional donné ». Autrement dit, ce sont des enjeux de statut et de rang dans des ordres hiérarchiques à différentes échelles qui sont au cœur de ce type de rivalité. Concrètement, dans le cas sino-indien, cette rivalité concerne « le leadership en Asie du Sud et dans une super Asie émergente », c’est-à-dire dans l’Indo-Pacifique.

Toute la thèse de l’ouvrage consiste à démontrer qu’entre ces deux types de rivalité c’est celle d’ordre positionnel, bien plus que celle d’ordre spatial, qui anime la relation sino-indienne. Autrement dit, selon les auteurs, l’antagonisme entre l’Inde et la Chine est, sur le fond, moins lié à leur dispute frontalière qu’à leurs luttes d’influence. De façon intéressante, Ganguly, Pardesi et Thompson ne limitent pas leur argument aux trois ou quatre dernières décennies qui ont vu la montée en puissance de la Chine et de l’Inde ainsi que l’affirmation de leurs ambitions géopolitiques respectives. Dans deux chapitres historiques richement sourcés, ils montrent que ces deux États ont, dès le départ, c’est-à-dire dès la fin des années 1940, été en rivalité pour le leadership en Asie. Par ailleurs, les auteurs ne sous-estiment pas l’importance du conflit frontalier. Ils reconnaissent que la relation sino-indienne est déterminée par des enjeux de contrôle du territoire et qu’« elle est incontestablement une rivalité spatiale » qui, du reste, comporte de sérieux risques de guerre : « Étant donné que la dispute spatiale sino-indienne s’est intensifiée ces dernières années, la probabilité d’une escalade (militaire) dans l’Himalaya constitue une réelle possibilité. » Pourtant, ils considèrent que cette dimension spatiale est de moindre importance, et ils vont jusqu’à affirmer que, même si la dispute frontalière venait à disparaitre, l’Inde et la Chine resteraient foncièrement mues par leur rivalité de position et continueraient donc d’avoir un rapport antagonique.

À cet égard, les auteurs déplorent que la plupart des analyses sur la question affichent « une forte tendance à trop se concentrer sur la dimension spatiale (ou territoriale) de la rivalité sino-indienne en ignorant sa dimension positionnelle ». Cette attention excessive accordée à la question frontalière est d’autant plus dommageable, selon eux, que c’est la rivalité de position entre l’Inde et la Chine qui pourrait avoir « les plus grandes conséquences » pour l’avenir. On le voit donc, en défendant leur thèse, les auteurs ne se livrent pas seulement à un exercice universitaire dont l’objectif est de « contribuer à la littérature existante » ; ils cherchent également à attirer l’attention de la communauté stratégique américaine sur les risques qu’implique la rivalité sino-indienne pour le reste de l’Asie, et pour les États-Unis eux-mêmes. Dans un dernier chapitre, ils rappellent en effet que la rivalité sino-indienne se trouve de plus en plus enchevêtrée avec la rivalité sino-américaine, en raison du partenariat stratégique étroit qui lie l’Inde et les États-Unis. Ils mettent ainsi en garde contre le scénario – a priori lointain mais pas complètement inconcevable – qui verrait un conflit armé entre l’Inde et la Chine entraîner les États-Unis dans une guerre qu’ils n’auraient ni voulue, ni anticipée.

Isabelle Saint-Mézard
Professeure à l’université Paris 8 et chercheuse associée
au Centre Asie/Indo-Pacifique de l’Ifri

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