Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2024 de Politique étrangère (n° 1/2024). Fabrice Balanche propose une analyse de l’ouvrage de Ora Szekely, Syria Divided: Patterns of Violence in a Complex Civil War (Columbia University Press, 2023, 296 pages).
Les acteurs de la guerre civile syrienne comprennent et expliquent le conflit de différentes façons. Pour les uns, il s’agit d’un combat pour la démocratie, pour les autres d’un affrontement communautaire ; d’autres encore le voient comme une lutte contre le terrorisme, ou la conséquence des interventions extérieures. À partir d’interviews fouillées, d’une base de données fournie et de la propagande diffusée sur les réseaux sociaux, Ora Szekely retrace les grandes tendances de la violence en Syrie et examine comment ces récits concurrents ont façonné le cours de la guerre.
Chaque organisation choisit son discours. Un régime autoritaire qui cherche à écraser une rébellion pro-démocratie a plus de chances d’attirer un soutien international et d’empêcher des défections militaires dans ses rangs s’il parvient à convaincre que le conflit n’oppose pas dictature et démocratie mais ordre et anarchie, stabilité et terrorisme, unité et séparatisme. Ce fut tout le discours d’Assad dans la première phase de la guerre. Le paradoxe est qu’il s’attaque plus aux éléments pro-démocratie qu’à ceux qui apportent le chaos en Syrie, tels les mouvements djihadistes ou les autonomistes kurdes. Son objectif réel demeurant son maintien au pouvoir sans concession, il lui faut abattre ceux qui représentent une alternative crédible pour ses ennemis extérieurs.
Le premier chapitre décrit l’explosion de la violence contre les civils, de la part de tous les acteurs. Le deuxième interroge les buts des différents acteurs, leurs discours et leurs ambitions véritables. Il décrypte les contradictions du Parti de l’union démocratique (PYD), qui prône un système démocratique pour l’ensemble de la Syrie alors que son véritable objectif est de construire une région autonome kurde. La question du communautarisme est la plus ambivalente, aucun camp ne diffusant de discours communautaire, alors que ce dernier constitue la base de son projet politique, ou qu’il exerce une brutalité ciblée contre tel groupe ethnique ou religieux. Le troisième chapitre établit une typologie de la violence contre les civils : indiscriminée, répressive et propagandiste. Les Kurdes sont ceux qui l’ont le moins utilisée contre les civils. La majorité des morts est imputable au régime de Bachar Al-Assad, qui emploie toutes les formes de violence au long de la guerre. Les groupes rebelles ne sont pas en reste, avec l’usage d’une violence indiscriminée contre les populations vivant sous le contrôle de Damas et, une fois qu’ils ont la maîtrise d’un territoire, l’abus de la violence répressive pour imposer leur loi. L’auteur prend l’exemple de Raed Fares, un défenseur des droits de l’homme, assassiné par Jabhat al-Nosra en 2018.
Le dernier chapitre, « The Youtube War », se révèle très original. Il explique comment les acteurs utilisent les réseaux sociaux pour promouvoir leurs discours et actes de combats. Les Unités de protection du peuple (YPG) publient des vidéos de propagande pour attirer des volontaires étrangers dans leurs rangs. L’État islamique publicise sa violence avec les exécutions filmées, comme celle du pilote jordanien brûlé vif dans une cage. Plus prosaïquement, les groupes rebelles se mettent en lumière pour obtenir des fonds de riches donateurs du Golfe. Les réseaux sociaux ont changé l’équilibre du pouvoir entre les États, les acteurs non étatiques et les médias.
Fabrice Balanche
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