Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2024 de Politique étrangère (n° 2/2024). Alain Antil, directeur du Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri, propose une analyse croisée des ouvrages de Jean-Pierre Olivier de Sardan, L’enchevêtrement des crises au Sahel. Niger, Mali, Burkina Faso (Karthala, 2023, 198 pages) et de Giovanni Zanoletti, Le djihad de la vache. Pastoralisme et formation de l’État au Mali (Karthala, 2023, 540 pages).
Le Sahel central est entré dans un cycle de violences djihadistes depuis le milieu des années 2000. Vingt ans plus tard, la présence de l’État dans les territoires du Mali, du Burkina Faso et dans une moindre mesure du Niger s’est largement restreinte à mesure que les groupes djihadistes chassaient ses agents des espaces ruraux et que les appareils sécuritaires nationaux s’enferraient dans une lutte armée nécessaire mais contre-productive, du fait de leur faiblesse et des mauvais traitements infligés aux populations soupçonnées de connivence avec les insurgés. Non contents d’échouer à apporter le « bien sécurité » aux populations, les autorités ont dérivé vers des discours de plus en plus ethnicistes à l’encontre des communautés peul et touarègue. Le mécontentement des populations urbaines vis-à-vis de ce qu’elles considéraient comme un fiasco allait emporter les pouvoirs civils de ces pays, en même temps que les partenariats de sécurité avec Paris et les Occidentaux. Les nouvelles juntes allaient, plus ou moins rapidement, tenter d’apporter une nouvelle offre sécuritaire en renouvelant leurs alliés. À l’heure où ces lignes sont écrites, les éléments qui parviennent péniblement du terrain ne permettent pas de conclure à une amélioration de la situation sécuritaire. Les zones de conflits semblent toujours dangereusement s’étendre.
Cette conflictualité – qui ne se résume d’ailleurs pas au djihadisme armé – et le détricotage de la présence des États dans certains pans de leurs territoires ne sont que les aspects les plus spectaculaires d’une multiplicité de crises et d’une recomposition du politique à l’œuvre depuis plusieurs décennies. Les récents ouvrages de Jean-Pierre Olivier de Sardan et de Giovanni Zanoletti nous font entrer dans cette complexité.
Jean-Pierre Olivier de Sardan est un anthropologue qui a passé une grande partie de sa vie au Niger, pays dont il a pris la nationalité et où il a cofondé le Laboratoire d’études et de recherches sur les dynamiques sociales et le développement local (LASDEL), internationalement reconnu. Ses travaux portent sur l’analyse des politiques de développement et de coopération ainsi que sur les approches méthodologiques des questions de développement. Son livre est une miscellanée de différents articles depuis le milieu de la décennie 2010, agrémentée d’une introduction et d’un chapitre premier qui coiffent le tout et montrent qu’il est illusoire d’analyser séparément les différentes crises secouant les espaces sahéliens (crise agro-pastorale, crise de l’emploi, crise des élites politiques, crise des services publics, crise de l’islam, crise de l’occidentalo-centrisme, crise sécuritaire, crise des armées nationales…).
Ces crises s’engendrent mutuellement, s’enchevêtrent, et seule la commodité d’analyse peut conduire à négliger leur caractère insécable. Ainsi, quelques exemples du texte illustrent la complète faillite sociale et politique des États post-coloniaux sahéliens. Sur la démocratie : « Les élites se fréquentent sans cesse dans la vie sociale, tout en se déchirant bien souvent dans la vie politique. Il n’y a ni renouvellement véritable (les fils, les neveux, les gendres, les protégés, les clients prennent place à leur tour) ni alternative fiable (toute opposition fait en arrivant au pouvoir ce qu’elle avait dénoncé) […] La démocratie est en effet devenue souvent synonyme, dans les langues locales, de laisser-aller, de luttes stériles, d’accaparement privatif de l’État, d’abandon des populations. […] Mais la crise de la démocratie n’est pas une crise institutionnelle au sens strict, c’est une crise de ce qu’en ont fait les élites politiques. » Démocratie sans démocrate, dirait Ghassan Salamé.
Sur la question de l’aide publique au développement, qui « est […] égale à l’ensemble des recettes fiscales du pays (on parle aussi de plus de 50 % du budget national) […] Cette aide peut être assimilée à une rente minière, tant elle produit des effets analogues : détournements, corruption, phénomènes de courtage et de captation, usage à des fins improductives, délaissement des secteurs non irrigués par la rente. »
Sur l’effondrement de l’école publique, qui obère fortement l’avenir du Niger comme celui de ses voisins : « On peut multiplier les critères qualitatifs élogieux (plus d’écoles, plus d’écoliers, plus d’enseignants), mais tout cela n’a guère de sens si l’enseignement qui est donné dans ces écoles est de très mauvaise qualité. […] Le système scolaire nigérien est dans un état sinistré, en particulier dans l’intérieur du pays : des enseignants sous-formés, sous-motivés, sous-payés, fortement absentéistes, faisant des cours de très faible niveau dans des classes surpeuplées. » Cette déréliction générale de l’enseignement public alimentant à sa façon le discours salafiste djihadiste : « Le discrédit généralisé de l’école publique, “qui ne forme que des chômeurs” entend-on souvent, ou qui, selon beaucoup de parents, éloigne les enfants des coutumes, leur inculque une culture étrangère ou même les inciterait “à la débauche”, explique le succès des arguments salafistes en faveur de l’enseignement coranique, ou le fait que les djihadistes prennent les écoles et les instituteurs pour cible. »
L’État, dans les régions, et en particulier hors des principales villes, est à l’image de son système éducatif, progressivement remplacé, ou tout du moins chassé : « Le système du gouvernement indirect djihadiste est pragmatique. Il ne plante pas de drapeau, ne nomme pas de nouvelles autorités. Si, le plus souvent, chefs de cantons et maires ont fui, il tolère les chefs de villages pour autant qu’ils ne collaborent pas avec les forces de sécurité nationales et qu’ils se soumettent à certaines exigences (paiement d’une dîme ou d’un impôt, prélèvement de bétail […]). Il encourage, à certaines conditions, la poursuite des activités sanitaires […]. Il favorise la tenue des marchés où les djihadistes s’approvisionnent et vendent le bétail qu’ils ont volé. Il rend parfois la justice. […] Par contre, il prend pour cible systématique les écoles, les corps en tenue et liquide ceux qui collaborent avec les forces de sécurité ou qui participent aux milices d’autodéfense. » Au total, cet ouvrage est une très bonne porte d’entrée pour ceux qui, au-delà des questions sécuritaires, s’interrogent sur les soubassements économiques, politiques et sociétaux des crises violentes en cours.
L’ouvrage de Giovanni Zanoletti est issu d’une recherche en vue de l’obtention d’une thèse de science politique soutenue en novembre 2020, recherche appuyée de longs « terrains », effectués durant les années 2010 au Mali. Giovanni Zanoletti est actuellement chercheur associé à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève. Son travail s’inscrit dans la lignée des travaux de Jean-François Bayart, et de la « politique par le bas ».
Dans un ouvrage dense et exigeant, l’auteur prend le contre-pied des approches classiques qui nous expliquent ce qui ne fonctionne pas dans les États ou sociétés sahéliennes. S’appuyant sur un vaste matériau d’entretiens et de lectures, l’auteur analyse les transformations à l’œuvre dans la société malienne, qui expliquent l’émergence du djihadisme violent en partant de questions du quotidien. Dans son chapitre « Taxer les routes, faire l’État : pratiques d’impôt et création identitaire », il montre comment les extorsions policières le long des routes, ces taxes informelles levées sur les circulations de biens et de personnes, ont achevé de décrédibiliser l’État malien aux yeux des citoyens, d’autant que la présence policière ne se traduit pas par un surcroît de sécurité. En effet, certains camionneurs de la région de Gao lui expliquent que le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest, qui dominera politiquement la zone pendant presque toute l’année 2012, lève également des taxes mais laisse un numéro de portable à appeler en cas d’attaque par des bandits et intervient effectivement et efficacement pour la protection et la sécurisation des axes. Cet exemple est un bon symbole introduisant à la délégitimation complète de l’appareil étatique malien et à l’émergence concurrente d’acteurs de « gouvernance » aux légitimités plus fortes : ici un groupe djihadiste, ailleurs des trafiquants ou des groupes armés mieux à même d’apporter des réponses concrètes aux besoins des populations.
La ligne de force de l’ouvrage est la réflexion sur l’élevage et l’enclosure, pour reprendre un terme valorisé par la littérature marxiste, progressive des espaces ruraux. Ces espaces sont soumis à la double tension d’une concurrence de plus en plus vive pour l’accès aux ressources naturelles, et d’un interventionnisme de l’État et des élites urbaines et bureaucratiques dans la gestion de la chose rurale. Ce qui se traduit par un chômage rural de plus en plus important, par la multiplication de volontaires toujours plus nombreux pour l’aventurisme économique ou armé, mais aussi par un étouffement du secteur de l’élevage, en particulier dans sa composante itinérante. Or, s’appuyant sur plusieurs épisodes historiques, l’auteur montre que l’enchevêtrement « entre dispositions matérielles, croyances et relations de pouvoir » est inévitable, et que l’émergence du salafisme-djihadisme est ainsi corrélée à la redéfinition de nouvelles gouvernances locales et à une réorientation économique des espaces concernés.
Au total, on assiste au Mali à la fin d’un modèle politique d’État territorialisé et centralisé, les violences salafistes djihadistes n’étant que la modalité la plus visible (à l’extérieur du Mali) d’une redéfinition complète des pouvoirs et de leur territorialisation dans l’espace malien. Cet ouvrage deviendra un classique pour ceux qui tentent de comprendre le remodelage social et politique en cours au Sahel central.
Alain Antil
Directeur du Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri
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