Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2024 de Politique étrangère (n° 3/2024). Dominique David, rédacteur en chef de Politique étrangère, propose une analyse de l’ouvrage de François d’Alançon et Richard Werly, Le Bal des Illusions. Ce que la France croit, ce que le monde voit (Grasset, 2024, 240 pages).

Le diagnostic d’une France pessimiste pour elle-même et arrogante pour les autres n’est pas nouveau. Il prend sans doute aujourd’hui une particulière acuité, au fil des crises internes et du passage du monde à l’après-après guerre froide.

La fine description des schizophrénies françaises que nous proposent Richard Werly et François d’Alançon est peu flatteuse pour notre réalisme, mais elle s’appuie sur une vérité : les perceptions de ceux, experts, décideurs, qui nous observent de l’extérieur. Leurs regards sont perçants.

Rien ne résiste à l’œil cruel des autres. Le modèle techno-échantillonnaire des armées françaises apparaît décalé face à des formes de conflit qui exigent à nouveau l’alignement des masses et des matériels dans la durée. Le nucléaire ne peut pourvoir à tout. Et les redites sur son « rôle européen » sont impuissantes à changer la donne stratégique autour de nous.

La France a du mal à se penser dans un monde qui bouge. Elle est éminemment conservatrice. Conservatrice de son propre rôle avant tout, qu’elle voit toujours à travers un prisme napoléonien, d’influence mondiale. Le décalage avec la réalité internationale est dès lors traité par un déluge de mots, de formules. Puissance d’équilibres pourquoi pas, mais où et avec quels moyens ? Le déclaratoire, voué à tout faire, crée de multiples illusions : on ne remplacera pas la compétence du réseau diplomatique par des concepts flous, ou par la foi dans une francophonie aussi invoquée que dépassée. Pour l’étranger, les positions françaises semblent souvent mêler arrogance et brouillard : sur la Russie, sur l’Ukraine, sur les crises sahéliennes…

La politique européenne de Paris témoigne également de nos ambiguïtés. Claire dans l’affirmation, contradictoire dans les postures, elle peut passer pour « légère », à la fois parce qu’elle ne se conforme pas vraiment aux règles communes et parce qu’elle s’illusionne sur son poids. Les errances des derniers mois montrent que la France n’identifie plus bien son assise politique dans l’Union européenne, écartelée entre les désillusions du binôme franco-allemand et la nouvelle séduction d’une Europe centrale, dont elle se méfie.

Mais si la France ne séduit plus et si elle ne fait plus peur – c’est vrai à la fois en Europe et en Afrique… –, peut-elle miser sur son seul déclaratoire ? Celui-ci est hélas destiné à s’user avec le doute que le pays entretient sur lui-même. Vue de l’étranger, la France perd ses nerfs, c’est-à-dire que ses débats internes – électoraux, économiques, migratoires – témoignent d’une peur panique de ce que nous devenons, sommes déjà devenus.

Le diagnostic des regards étrangers est rude, mais est-il si éloigné de ce que nous savons, sans nous le dire ? Il ne s’agit pas de succomber à l’« art français du désastre », mais de regarder le monde lucidement en y faisant le compte de nos forces, bien réelles. Il faut sans doute cesser de nous référer interminablement à des catégories mythiques héritées de notre histoire (la « puissance mondiale », le seul gendarme attendu par l’Afrique, le duel singulier avec l’Amérique, le pôle de référence de l’Europe…) et faire le compte précis de nos intérêts, de nos moyens – grands, si bien utilisés –, des espaces dans lesquels nous pouvons peser efficacement et des alliances que nous pouvons valoriser.

Ainsi pourra se réduire le décalage, trop visible aujourd’hui, entre « ce que la France croit » et « ce que le monde voit ».

Dominique David

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