Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne 2024 de Politique étrangère (n° 3/2024). Dominique David, rédacteur en chef de la revue, propose une analyse de l’ouvrage de Gaïdz Minassian, Arménie-Azerbaïdjan, une guerre sans fin ? Anatomie des conflits post-soviétiques, 1991-2023 (Passés composés, 2024, 368 pages).
Le grand mérite de l’ouvrage de Gaïdz Minassian est de nous introduire à la complexité : complexité de l’objet – l’affrontement arméno-azéri –, complexités internes des acteurs, complexité plus générale des rapports stratégiques et géopolitiques de l’espace post-soviétique.
L’auteur organise son ouvrage autour des trois temps des « guerres du Haut-Karabagh » : 1991-1998, 1998-2016 et 2017-2023.
En 1994, les Arméniens sont victorieux, mais dans un espace néo-soviétique pas encore stabilisé, sous lourde influence de Moscou, et alors que l’Arménie elle-même se cherche entre héritages historiques et construction de l’État.
Le « parti du Karabagh » s’impose à Erevan et Stepanakert. L’exemple de la prise d’indépendance du Kosovo, que certains imaginent transposable au Karabagh, envenime une situation que le groupe de Minsk échoue à stabiliser, dans un contexte de retour de la puissance russe : le court affrontement de 2016 (quatre jours…) ne permet pas une véritable revanche azérie, mais il montre que l’abcès, toujours ouvert, fragilise les deux acteurs azerbaïdjanais et arménien dans un contexte international qui change.
Réarmement décidé de Bakou, révolution de Velours à Erevan en 2018 suscitant la méfiance de Moscou, volonté de contrôle accrue de la Russie dans un espace caucasien également en ligne de mire de l’Occident, investissement de la Turquie : l’annonce d’un nouvel affrontement impacte une fois encore un conflit ancien dans un contexte neuf. Cette fois, Bakou va balayer la résistance arménienne au Haut-Karabagh. Depuis 2020, l’Azerbaïdjan s’affirme dans sa reconquête, à peine freiné par une Russie au jeu pour le moins ambigu.
L’Arménie peine, depuis, à protéger les ressortissants du Karabagh et à stabiliser diplomatiquement une situation qui lui a échappé militairement. La guerre d’Ukraine – qui symbolise la volonté de Moscou de s’imposer à la fois dans ce qu’elle considère comme son arrière-cour et dans le jeu des puissances – dessine des solidarités ambivalentes mais qui font évoluer le jeu régional, comme la relation Moscou/Ankara. Le conflit, au-delà du binôme des adversaires et même au-delà de la région, accède à un niveau géopolitique plus large : Russie, pays occidentaux, Turquie, Israël sont désormais inclus dans ses acteurs directs.
Quelle paix peut-on dès lors imaginer ? En septembre 2023, Bakou lance une nouvelle offensive dont le résultat sera l’effacement officiel – par l’Arménie elle-même – de l’autonomie du Karabagh, avec la reconnaissance de son appartenance au territoire national azerbaïdjanais. La question est dès lors celle de l’organisation de la paix. Une paix de compromis promue par les puissances occidentales, une paix de domination dont rêve Bakou, une paix néo-impériale permettant à Moscou de conforter sa présence dans un espace clé pour les échanges internationaux de demain ?
Le livre de Gaïdz Minassian, informé, fouillé et qui deviendra une référence, donne au lecteur les outils d’interprétation d’un conflit post-soviétique que nous prenons en Occident comme une survivance mais qui est sans doute au cœur de l’avenir d’un espace clé, sans ignorer aucun de ses composants. Les contradictions et faiblesses internes aux Arméniens sont en particulier bien éclairées. Dans le conflit multi-fronts ouvert entre la Russie – et ses accompagnateurs, alliés ou non – et l’« Occident global », l’avenir arméno-azéri est une question centrale. Gaïdz Minassian éclaire tous les aspects d’un front « secondaire », et les fronts secondaires sont souvent décisifs.
Dominique David
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