Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2024 de Politique étrangère (n° 4/2024). Dominique David, rédacteur en chef de Politique étrangère, propose une analyse de l’ouvrage de Pierre Lellouche, Engrenages. La guerre d’Ukraine et le basculement du monde (Odile Jacob, 2024, 368 pages).

Loin d’un mainstream qui se satisfait trop souvent d’encourager les Ukrainiens à mourir pour nous devant l’ogre russe, Pierre Lellouche considère la guerre d’Ukraine depuis sa généalogie jusqu’à ses conséquences, qu’il juge massives.

Les historiens en jugeront mais, dit-il, cette guerre devait, pouvait, être évitée. Il aurait fallu pour ce faire que l’Occident comprenne mieux le caractère complexe de l’affirmation de l’État ukrainien – la nation ukrainienne, elle, se cristallise pour l’essentiel dans la guerre actuelle –, ainsi que la volonté de Moscou de ne pas voir l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) s’étendre jusqu’à l’intérieur de ce qu’elle considère comme la Russie historique et, surtout, que l’Ouest accepte de négocier – y compris sur les propositions de Moscou avant le conflit –, de parler politique avec l’ensemble des acteurs, sans confondre son arrogance avec la défense de la démocratie.

Mais la guerre est là, dévastatrice, et il faudra bien y mettre un terme. L’Ukraine ne peut pas l’emporter à ses termes officiels – recouvrer l’immédiat contrôle de tous les territoires occupés par la Russie –, et elle ne peut espérer mener dans la durée une guerre de haute intensité. Sans parler de l’érosion prévisible – à quelle vitesse ? – des soutiens occidentaux. Il faut donc imaginer une sortie politique, qui ne peut être proposée que par les États-Unis, en coordination étroite avec Kiev, et les grands États européens. Avec cette question non résolue : hors appartenance à l’OTAN (refusée par Washington), quelles garanties de sécurité concrètes apporter à Kiev ? Les pays occidentaux ont jusqu’ici soigneusement évité de s’engager sur le sujet…

La sortie de guerre sera donc rude – pour les Ukrainiens surtout, mais aussi pour leurs soutiens, contraints de parler concrètement de modalités complexes. Mais c’est bien au-delà de cette sortie de guerre qu’il faut se projeter, nous dit Pierre Lellouche : la guerre d’Ukraine signe un basculement du monde.

Éléments du diagnostic : la prolifération nucléaire – horizontale mais aussi verticale – est de retour, crédible, et dans de vastes régions du monde. Le système mondial se fragmente, tout en se reconstituant autour de mots d’ordre et d’alliances ponctuelles anti-Occident ; il n’y aura pas à vue humaine de retour à un « ordre mondial ». Il faut donc penser la gouvernabilité d’un système éclaté et instable. Dans ce monde, la faiblesse de l’Union européenne est emblématique : pas de défense, beaucoup de discours, une politique de sanctions suiviste et impuissante… Quant à la France, elle semble osciller entre ses propres contradictions – des virages diplomatiques imprévisibles et inexplicables – et un myope investissement dans une politique européenne largement inexistante.

Il faut donc tout revoir. Redéfinir les rapports de la France avec de grands alliés européens sans forcément en passer par une Union de moins en moins « géopolitique » et gouvernable, peut-être dans le cadre d’un « noyau dur » politique et diplomatique. Revoir notre appareil de défense, qui ne correspond à aucun des défis annoncés. Repenser nos rapports avec un Sud certes éclaté mais uni pour nous dénoncer. Et inventer de nouveaux moyens de stabilisation en Europe, à l’heure où l’Amérique se tourne manifestement vers d’autres horizons.

Le programme est large mais l’analyse exigeante de Pierre Lellouche pose sans fard les défis d’un monde neuf. Le bricolage n’est plus à l’ordre du jour.

Dominique David

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