Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2024 de Politique étrangère (n° 4/2024). Marc Hecker, directeur adjoint de l’Ifri et rédacteur en chef de la revue, propose une analyse de l’ouvrage de Romain Sèze, Se sacrifier pour la cause. Trajectoire des femmes jihadistes (CNRS Éditions, 2024, 304 pages).

Romain Sèze, auteur d’une thèse de doctorat en sociologie sur les imams de France, a été recruté par l’administration pénitentiaire pour apporter son savoir-faire de chercheur spécialisé sur l’islam et la radicalisation. Il a notamment été missionné pour réaliser une étude sur les femmes impliquées dans des affaires de terrorisme, condamnées ou détenues dans l’attente de leur procès.

Sa recherche s’est déroulée entre mars 2020 et janvier 2021, soit avant l’évolution de la politique à l’égard des femmes détenues dans les camps du nord-est de la Syrie : en 2022 et 2023, la France a rapatrié 56 de ses ressortissantes qui s’étaient engagées dans les rangs de Daech. À la suite de ces rapatriements, le nombre de femmes terroristes dans les prisons françaises a significativement augmenté. Elles sont aujourd’hui une centaine et représentent un quart des détenus pour faits de terrorisme, alors que les femmes ne représentent que 3,6 % de la population carcérale.

Romain Sèze a bénéficié d’un accès privilégié au terrain : il a pu interroger 25 détenues et analyser 120 rapports produits par des professionnels affectés à des quartiers d’évaluation de la radicalisation. Il a ainsi pu retracer le parcours de 61 femmes, dont la moyenne d’âge au moment de la commission des faits était de 23,5 ans. Les faits en question relèvent de quatre catégories : 23 % des femmes ont eu un rôle de soutien logistique, 29 % ont préparé un départ en zone syro-irakienne, 51 % y sont effectivement parties et 26 % ont été impliquées dans des projets d’attentat sur le territoire français.

Ces femmes proviennent en majorité (61 %) de familles déstructurées, avec des problématiques récurrentes de violences (parfois sexuelles) intrafamiliales. Elles sont globalement peu éduquées : 51 % n’ont aucun diplôme et seulement 35 % ont le baccalauréat. On compte beaucoup plus de converties à l’islam (45 %) que chez les hommes incarcérés pour des faits de terrorisme (25 %). Une autre différence de genre frappante a trait aux antécédents judiciaires : 3 % des femmes en ont contre 39 % des hommes.

La majorité (59 %) de l’échantillon étudié s’est radicalisée par l’intermédiaire d’internet. L’auteur note : « Il s’agit presque toujours d’un usage des réseaux sociaux qui mène à lier des relations avec des hommes, souvent à la faveur de rapports de séduction. Les réseaux sociaux sont l’espace au sein duquel elles ont rencontré l’homme avec lequel elles se sont engagées : ce chiffre de 59 %, ajouté au rôle initiateur du conjoint (20 %), souligne la force des réseaux matrimoniaux, qu’ils soient virtuels ou physiques, dans l’entrée d’une carrière militante. »

Romain Sèze remet en cause le cliché des jeunes filles naïves, endoctrinées par des hommes manipulateurs. Il démontre que les rapports de genre sont beaucoup plus complexes et que nombre de femmes font preuve d’agentivité, même lorsqu’elles sont cantonnées à un rôle domestique. Si les hommes « s’inscrivent dans l’immédiateté de la lutte armée », leurs épouses « contribuent plus discrètement à la perpétuation de cette lutte » en élevant leurs enfants dans l’idéologie djihadiste. « Le care apparaît ici comme une modalité de la guerre, qui siège fondamentalement dans l’espace domestique. » En somme, on pourrait s’inspirer de la maxime de Clausewitz : « La politique nataliste de Daech est la continuation de la guerre par d’autres moyens. »

Marc Hecker

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