Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps 2025 de Politique étrangère (n° 1/2025). Amélie Férey, chercheuse au Centre des études de sécurité de l’Ifri, propose une analyse croisée de quatre ouvrages : Denis Charbit, Israël, l’impossible État normal (Calmann-Lévy, 2024) ; Gideon Levy, The Killing of Gaza: Reports on a Catastophe (Verso Books, 2024) ; Didier Fassin, Une étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza (La Découverte, 2024) ; David Khalfa (dir.), Israël-Palestine, année zéro. Le 7 octobre 2023, une onde de choc mondiale (Le Bord de l’eau, 2024).

Depuis le 7 octobre 2023, Israël fait couler beaucoup d’encre. Et pour cause : l’ampleur du choc et le niveau de violence atteint constituent un défi intellectuel. Défi intellectuel pour trouver les mots justes, d’abord. Comment nommer les attaques conduites par le Hamas et la réponse militaire et politique d’Israël ? Le débat a fait rage, questionnant les définitions de terrorisme, de légitime défense, de génocide. Défi intellectuel également pour trouver l’espace nécessaire à la réflexion sur cette escalade de la violence, alors que ce conflit suscite une guerre des récits nourrie, où s’affrontent des points de vue aussi passionnés qu’irréconciliables. Ainsi, passer en revue la très riche actualité éditoriale sur le sujet permet de dresser un état des lieux somme toute rassurant de la liberté d’expression et de l’exercice intellectuel à ce propos.
Dans les très nombreuses publications parues en 2024 sur ce conflit, retenons ici quatre titres qui proposent chacun une gamme différente de critiques, correspondant à la diversité des sensibilités de gauche, israéliennes et françaises. Si d’aucuns s’interrogent sur l’existence de ce courant politique en Israël, tant il avance en ordre dispersé et peine à percer dans les urnes, les livres recensés témoignent pourtant de sa vivacité autant que de sa diversité.
Dans son ouvrage Israël, l’impossible État normal, publié chez Calmann-Lévy, Denis Charbit, professeur de science politique à l’Open University of Israel (Raanana), propose une « critique raisonnable et raisonnée » d’Israël, qui doit se penser comme un État normal et être jugé selon les mêmes critères – la normalité étant ici entendue comme le respect des normes, et principalement des normes démocratiques. Ainsi, pour l’auteur : « Justifier ce que nous faisons par l’objection habituelle cosi fan tutte (tout le monde fait de même) me paraît le plus faible des arguments. » Cependant, force est de constater qu’il subsiste une « singularité israélienne » qui, pour l’auteur, ne tient pas uniquement à la présence d’une guerre permanente depuis son existence. Israël doit, pour atteindre une normalité qualifiée de « thérapeutique », trancher les querelles politiques suivantes : d’abord, Israël doit fixer ses frontières, pour sortir des interrogations perpétuelles sur les limites de son territoire (chapitre I). Ensuite, Israël doit se doter d’une constitution (chapitre II) et d’une citoyenneté – et donc rompre avec la loi État-nation de 2018 (chapitre III). Israël doit poser un cadre clair permettant d’articuler pouvoir religieux et politique.
Enfin, le rapport avec l’altérité, qu’elle se présente sous la forme de la diaspora ou de l’altérité radicale des Palestiniens, est abordé. Charbit dresse un constat lucide : « Le changement qui surgira du traumatisme peut être une régression aussi bien qu’une percée étroite pour couper court à une guerre sans fin alternant massacres et destructions. Si le Hamas, qui a replacé la question palestinienne au centre des préoccupations internationales, se maintient, il entraînera le problème palestinien dans l’impasse. » Le livre frappe par la sincérité avec laquelle Charbit décrit les déchirements entre sa conscience humaniste et son patriotisme : « Je suis un patriote qui marche sur la tête », écrit-il, avant de déclarer avec une troublante franchise : « […] les 1 200 victimes du 7 octobre m’ont arraché et m’arracheront toujours plus de larmes que les dizaines de milliers de victimes civiles palestiniennes. J’envie ceux qui peuvent dire que la vie d’un Palestinien vaut celle d’un Israélien. »
Alors que Denis Charbit se présente comme un « sioniste intranquille », Gideon Levy, lui, se présente comme un « post-sioniste ». Présenté par certains comme la conscience morale d’Israël, il publie chez Verso Books un ouvrage intitulé The Killing of Gaza: Reports on a Catastrophe. Ce livre permet d’historiciser le regard, car il rassemble les chroniques choisies du célèbre journaliste dans Haaretz depuis 2014. Il dresse ainsi un tableau des rapports entre Palestiniens et Israéliens, esquissant des pistes de réponses à la lancinante question : comment en est-on arrivé à un tel niveau de violence ? L’ouvrage est divisé en deux parties : la première couvre la période allant de 2014, année de l’opération Bordure protectrice, à octobre 2023, et la deuxième, en 54 chroniques, va d’octobre 2023 à juin 2024. Il y dresse un constat amer : non seulement l’armée la plus puissante du Moyen-Orient n’a pas pu venir à bout du Hamas militairement, mais en plus, alors qu’Israël est devenu un « État paria », les combattants du Hamas sont des « héros dans le monde arabe ». Il termine son récit par un sentiment que beaucoup partagent : « Il n’y a plus de mots. »
En plus de porter un regard et une voix uniques en Israël, racontant comme nulle autre la réalité de l’occupation israélienne et des opérations militaires, la spécificité de Gideon Levy réside dans sa capacité à dresser des portraits et à nous emmener au plus près des individus. Il rapporte, par exemple, l’histoire de Marwa, 32 ans, dont le mari a été tué alors qu’il se rendait au cimetière au début de la guerre pour l’enterrement de sa nièce. Cette mère de famille voit, une nuit, un missile entrer par sa fenêtre et tuer ses jumeaux, sa sœur et son bébé de sept mois, son fils de quatre ans, ainsi que son frère. Seuls elle et son fils de sept ans survivent, amputés respectivement de la main et du pied. Gideon Levy décrit cette guerre à hauteur d’humains, avec une sensibilité humaniste à fleur de peau : « Nous devons maintenant pleurer amèrement les victimes israéliennes, mais nous devrions également pleurer pour Gaza », enjoint-il dès octobre 2023.
En France, est-il plus facile de rendre intelligible le déchaînement de violence en Israël et en Palestine ? C’est la question posée par le livre de Didier Fassin, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines ». Il examine les raisons de ce qu’il présente comme un silence médiatique ayant participé à accepter la destruction de Gaza. Le titre de son livre, Une étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza, emprunte la formule de Marc Bloch. Comme l’explique l’auteur : « La défaite d’alors était militaire. Celle d’aujourd’hui est morale. » Fassin appelle à un examen lucide, qui le conduit à ne pas accepter « la réalité statistique que les vies des civils palestiniens valent plusieurs centaines de fois moins que les vies des civils israéliens ». Son ambition est de « retrouver une liberté de parole, revendiquer un débat autour des mots, défendre la langue pour rendre le monde plus intelligible ».
Tout l’ouvrage se veut une réflexion critique sur l’utilisation des mots pour penser le conflit : s’agit-il ou non de terrorisme ? Peut-on parler de génocide ? L’expression « guerre Israël-Hamas » est-elle convaincante ou faut-il remonter plus loin dans la temporalité ? Y a-t‑il une confusion entre critique de la politique israélienne, critique du sionisme et antisémitisme ? Il rappelle, par exemple, le mémorandum interne adressé aux journalistes du New York Times leur enjoignant, en avril dernier, de ne pas parler de Palestine, ni de « territoires occupés », de « génocide » ou de « nettoyage ethnique » : « Après trois mois de guerre, le mot horrible apparaît neuf fois plus souvent pour parler des morts israéliennes que palestiniennes, le mot massacre trente fois plus fréquemment, le mot tuerie soixante fois, quant au mot enfant, dont les victimes, décédées ou mutilées, se comptaient en dizaines de milliers à Gaza, il n’était présent qu’à deux reprises sur 1 100 titres de journaux. »
Aussi vif qu’il soit, ce débat intellectuel sur l’appréhension de l’escalade de violence en Israël/Palestine ne peut se faire sans un travail préliminaire d’établissement des faits. « Les faits sont au-delà de l’accord et du consentement », écrivait Hannah Arendt. « On peut discuter une opinion importune, la rejeter ou transiger avec elle, mais les faits importuns ont cette exaspérante ténacité que rien ne saurait ébranler, sinon de purs et simples mensonges. » (Vérité et politique, 1967) Ce travail d’objectivation d’une réalité commune est accompli par l’ouvrage collectif dirigé par David Khalfa, de la Fondation Jean-Jaurès : Israël-Palestine, année zéro. Le 7 octobre 2023, une onde de choc mondiale.
L’ouvrage se distingue par une multiplicité de points de vue et un travail rigoureux d’analyse. Relevant de la littérature de think tank, l’approche des auteurs est factuelle, chiffrée et datée. Autre richesse du livre, les contributions émanent d’Israéliens et de Palestiniens, instituant au fil des pages le dialogue de perspectives croisées. Enfin, troisième atout, le conflit est examiné à travers le prisme de la géopolitique, avec une volonté affirmée de réinstaurer un débat serein, argumenté et contradictoire.
De la politique intérieure israélienne au rôle des États-Unis, en passant par les défis de la guerre urbaine avec l’analyse de Ron Ben-Yishai, l’ouvrage explore également l’offre politique palestinienne après Gaza par Ghaith Al-Omari, l’avenir des accords d’Abraham, la situation déplorable de la Cisjordanie (Huda Abuarquob) ou encore les répercussions du 7 octobre et de l’opération militaire Glaives de fer sur la gauche israélienne, avec un entretien d’Eva Illouz. Il offre ainsi un tour d’horizon vaste et complet des enjeux essentiels pour comprendre les tenants et aboutissants de ce conflit.
Ces quatre ouvrages, qui abordent différemment un même événement, ont toutefois un point commun. Ils répondent tous au mot d’ordre donné par l’écrivain David Grossman : faire appel à sa raison sans congédier l’émotion, et ce faisant, « ne pas cesser d’être le cœur, le cœur sensible, grand ouvert, à nu, tout en ne cessant pas de penser. Être le cœur pensant. Encore et toujours, le cœur pensant. »
Amélie Férey
Chercheuse au Centre des études de sécurité de l’Ifri,
responsable du Laboratoire de recherche sur la défense
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