Cette recension a été publiée dans le numéro d’été 2025 de Politique étrangère (n° 2/2025). Yves Gounin, conseiller d’État, propose une analyse croisée des ouvrages suivants : Nancy L. Rosenblum et Russell Muirhead, Ungoverning: The Attack on the Administrative State and the Politics of Chaos (Princeton University Press, 2024, 280 pages) ; Julien Jeanneney, Une fièvre américaine. Choisir les juges de la Cour suprême (CNRS Éditions, 2024, 392 pages) ; Stephen Breyer, Interpréter la Constitution américaine. La lettre ou l’esprit (Odile Jacob, 2024, 368 pages).

L’élection de Donald Trump et les décisions annoncées depuis son investiture constituent sans doute l’événement majeur de l’année, sinon de la décennie. Pour deux raisons. La première, qu’on avait tendance à minorer à force d’évoquer l’inexorable déclin de la puissance américaine, est que les États-Unis restent une hyperpuissance dont le leadership influence l’ordre mondial. La seconde tient évidemment à la personnalité disruptive de son président, dont l’absence de filtre et le goût pour la provocation réservent quasiment chaque jour son lot d’annonces hilarantes et effarantes.
Les impacts de cette élection et de ces déclarations tonitruantes – pas toujours suivies d’effet – sur la marche du monde peuvent se ressentir et s’analyser à plusieurs niveaux. Le plus intéressant, du point de vue de Politique étrangère, est l’effet sur l’équilibre international, les crises que les initiatives américaines risquent de causer avec la Chine, la Russie, les alliés de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, ou les espoirs de paix – même si on n’y croit guère… – qu’elles font naître en Ukraine, en Palestine ou dans la péninsule coréenne. Mais il en est d’autres qui ressortissent au champ des études internationales. On pense à l’économie et aux conséquences, tant externes qu’internes, qu’auront, par exemple sur le commerce international, les annonces trumpiennes. Ces trois ouvrages s’intéressent à un autre sujet : l’État de droit. Ils ont le défaut d’avoir été publiés tous trois l’an dernier, avant l’élection présidentielle. Pour autant, ils offrent des perspectives intéressantes sur ce qui s’est passé durant la première présidence Trump (2016-2020) et ce qui risque de se passer durant la seconde.
Russell Muirhead et Nancy L. Rosenblum, professeurs à Dartmouth et à Harvard, anciens élèves l’un et l’autre à Harvard, représentants presque caricaturaux d’une élite intellectuelle horrifiée par la double élection de Trump, signent Ungoverning. Tout est dans le titre, quasiment intraduisible. Trump, nous disent-ils, ne veut pas réformer l’État, ni le réduire (en anglais : downsize, streamline) comme avant lui Reagan avait eu l’ambition de le faire. Avec un nihilisme qui défie l’entendement – car un gouvernement fort a besoin d’un État fort pour diriger –, il veut le détruire.
Un tel projet est original. Certes, l’État, ses pouvoirs, son coût, constituent depuis longtemps un enjeu politique aux États-Unis (comme dans le reste du monde). Roosevelt réussit à sauver l’Amérique de la dépression en augmentant considérablement les interventions étatiques. En réaction, depuis cette époque, la droite républicaine milite pour réduire l’emprise de l’État. Cette démarche est motivée par des considérations budgétaires : l’État coûte cher. Elle tient aussi à des considérations philosophiques et au primat donné à la liberté individuelle. L’originalité de Trump tient à son radicalisme : son projet, à supposer qu’il en ait un clairement formulé, car le leader ne s’embarrasse pas d’idéologie, ne vise pas à faire des économies, ni même à défendre les libertés individuelles. Il a identifié un ennemi, qu’il livre à la vindicte populaire, le deep state, et entreprend de s’en débarrasser quoi qu’il en coûte.
Muirhead et Rosenblum, en bons politistes, examinent les racines de ce projet et ses clés d’explication. Ayant co-écrit ensemble en 2019 un livre sur le conspirationnisme, ils soulignent combien les réseaux sociaux, la prolifération de fausses nouvelles qui y circulent, la remise en cause systématique de l’expertise, fragilisent le débat démocratique. Ils consacrent un chapitre très éclairant au Parti républicain, à son évolution pendant les années 1990, à l’influence déterminante et sous-estimée de Newt Gingrich à cette époque. À ce propos, la principale opposition à Donald Trump – on commence à en voir les prémisses – pourrait peut-être venir de l’intérieur de son parti plutôt que de l’opposition démocrate. Ils en consacrent un autre, tout aussi éclairant, aux catégories auxquelles on peut ou ne peut pas rattacher le trumpisme. Ils soutiennent à ce titre que le fascisme n’est pas une catégorie opérante pour le comprendre, en écho au débat qui opposait dans les colonnes du Monde le 3 mai dernier Marc Lazan et Olivier Burtin sur la vraie nature du trumpisme.
On pourrait leur reprocher de ne pas prendre en compte la sociologie de l’électorat trumpiste et sa géographie. Mais ce serait leur faire un procès injuste : leur livre n’est pas un ouvrage de sociologie mais de science politique.
Le deuxième ouvrage est l’œuvre d’un jeune juriste français qui s’est intéressé à un sujet passionnant : la désignation des juges à la Cour suprême américaine. On sait la place qu’occupe la Cour suprême dans le régime américain de checks and balances, de poids et de contrepoids. On sait l’autorité qu’elle exerce et le respect qu’elle inspire. On connaît aussi vaguement le mode de désignation de ses membres : proposés par le président, ils doivent être approuvés par le Sénat. Avec Julien Jeanneney, on apprend les fondements constitutionnels de cette procédure, instaurée dès l’origine, et ses modalités pratiques qui ont évolué avec le temps, l’audition des postulants ne devenant une pratique coutumière qu’à partir du début du XXe siècle.
On comprend les enjeux de pouvoir qui opposent plusieurs catégories d’acteurs : les candidats eux-mêmes dont la vie privée, les publications et chacun des jugements rendus sont scrutés ; les sénateurs qui, selon qu’ils appartiennent au parti du président ou lui sont hostiles, trouvent, dans les auditions et questions qu’ils posent aux impétrants, l’occasion de se mettre en valeur (Joe Biden présida la Commission judiciaire pendant huit ans, y siégea pendant plus de vingt ans et en fit un tremplin vers la Maison-Blanche) ; les lobbies ; et l’opinion publique qui joue en coulisses un rôle déterminant.
On découvre surtout, dans un ouvrage qui fourmille d’anecdotes sans jamais se départir d’une parfaite componction, quelques épisodes marquants de la vie de la Cour. En couverture de l’édition brochée publiée au CNRS figure une photo de Clarence Thomas, proposé en 1991 par George Bush père et dont les auditions furent parasitées par les accusations d’agression sexuelle portées contre lui. Clarence Thomas fut finalement approuvé à une très courte majorité par un Sénat qui redoutait qu’on l’accuse de racisme contre ce juge noir d’origine très modeste. Quatre ans plus tôt, Robert Bork, proposé par Ronald Reagan, avait eu moins de chance. La candidature de cet immense juriste, tenant d’une ligne très conservatrice, fut rejetée par un Sénat à majorité démocrate. Pendant ses deux mandats, Barack Obama nomma deux juges, deux femmes. Son troisième candidat, Merrick Garland, ne fut pas validé par un Sénat à majorité républicaine qui fit durer la procédure dans l’attente de l’élection présidentielle de novembre 2017. Donald Trump en nomma trois qui firent tous débat, même si leurs compétences juridiques n’étaient pas contestables (le temps n’est plus depuis le milieu du XXe siècle où le président pouvait se permettre de proposer un candidat qui ne possédât pas une solide expertise juridique, ne soit pas diplômé des meilleures universités et n’eût pas effectué toute sa carrière dans les tribunaux).
Le troisième ouvrage est l’œuvre de Stephen Breyer, ancien juge de la Cour suprême qui s’en est retiré avant la fin du mandat de Joe Biden, afin de permettre à celui-ci de nommer, pour le remplacer, un juge libéral. S’il n’est pas aussi « iconique » que Ruth Bader Ginsburg, Stephen Breyer n’est pas inconnu en France. La raison en est qu’il parle parfaitement notre langue, qu’il y vient très souvent pour donner des conférences et que ses livres y sont traduits et publiés. Nous avions ici même rendu compte de celui qu’il avait consacré à la place, limitée, du droit international dans le droit constitutionnel américain (La Cour suprême, le droit américain et le monde, recensé dans Politique étrangère, vol. 81, no 1, 2016). Dans ce cinquième ouvrage traduit en français, Stephen Breyer choisit d’évoquer le débat, fort aride en apparence, qui oppose les textualistes aux intentionnalistes. Les premiers, dont le juge Scalia fut jusqu’à sa mort en 2016 le chef de file, prônent une lecture textuelle de la Constitution, entendant ne pas trahir le sens que les Pères fondateurs avaient voulu lui donner. Tout autre approche serait à leurs yeux condamnable car dépendant de l’esprit du temps et sujette à débat. Les seconds considèrent que la Constitution est un texte vivant qui, pour conserver son autorité, doit être lu à la lumière d’un contexte social et politique ayant évolué depuis l’époque de sa rédaction.
Ce débat peut sembler fort étonnant vu de France, où il ne se pose pas dans les mêmes termes. On ne sache pas qu’il divise les juges de notre Conseil constitutionnel. On le sait d’autant moins qu’à la différence des États-Unis, la répartition des voix n’y est pas connue et que les opinions dissidentes ou séparées – c’est-à-dire la possibilité pour un juge de rédiger une opinion distincte de celle de la majorité de la Cour – n’y sont pas autorisées. Si le juge constitutionnel français est textualiste – son rôle est d’abord et avant tout de vérifier si les lois qui lui sont déférées respectent le texte de la Constitution –, il ne s’interdit pas une démarche plus proactive, qui rappelle celle des intentionnalistes américains : ainsi en dégageant de sa propre initiative des principes à valeur constitutionnelle qui ne figurent pas expressis verbis dans la Constitution, comme le principe de respect de la dignité humaine ou celui de fraternité.
Le sujet peut sembler bien technique, susceptible de n’intéresser que quelques rares juristes. Stephen Breyer prend le temps de le rendre accessible en ponctuant sa présentation d’exemples très concrets. Il évoque par exemple l’annulation de la réglementation anti-tabac mise en œuvre par la Food and Drug Administration au motif que cette agence fédérale n’était compétente que pour réglementer les « médicaments ». Il évoque aussi longuement le texte du deuxième amendement qui, pris au pied de la lettre, reconnaît au « peuple » le droit de détenir et de porter des armes, même si une telle conception se comprenait à l’époque de sa rédaction dans le contexte bien particulier du débat qui opposait le Congrès aux États fédérés sur le droit de constituer des milices armées, alors que, selon lui, au regard notamment du nombre d’homicides par armes à feu commis, une approche plus restrictive serait aujourd’hui d’intérêt général.
Sans rien trahir du secret du délibéré, Stephen Breyer évoque quelques-unes des décisions les plus récentes et les plus polémiques, sur le financement des campagnes électorales, la protection de l’environnement ou l’avortement (par cinq voix contre quatre, la Cour a renversé en 2022 sa célèbre décision Roe v. Wade qui, en 1973, protégeait le droit de toute femme de se faire avorter).
On dit fréquemment qu’il ne faut pas compter sur les tribunaux américains pour entraver le pouvoir de Donald Trump. La raison en serait notamment que la majorité de la Cour suprême lui serait acquise. Le jugement peut sembler hâtif. D’une part, on voit des tribunaux locaux prendre des décisions courageuses, annulant par exemple les licenciements massifs décidés par Elon Musk. D’autre part, même si sa majorité penche désormais à droite et que le pedigree de certains de ses membres nommés par Donald Trump ne laisse d’inquiéter, la Cour suprême ne validera pas systématiquement toutes les mesures prises, comme l’a montré sa récente décision sur l’expulsion illégale d’un réfugié salvadorien.
Yves Gounin
Conseiller d’État
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