Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver 2025 de Politique étrangère (n° 4/2025). Sébastien Jean, chercheur associé de l’Ifri, propose ici une analyse de l’ouvrage d’Edward Fishman, Chokepoints: How the Global Economy Became a Weapon of War (Portfolio, 2025, 560 pages) .

« Nos sanctions ont détruit notre influence en Iran », déclarait George W. Bush en 2004. Une décennie plus tard, pourtant, elles jouaient un rôle central pour conduire à l’accord de Vienne ; et dans la suivante elles sont massivement déployées contre la Russie. L’histoire de cette mutation, construite sur le rôle pivot du dollar et les évolutions législatives nées du 11 Septembre, est connue et bien documentée. À différents postes au département d’État, au Trésor et à la Défense, Edward Fishman l’a vécue de l’intérieur et en tire un récit incarné, riche d’un luxe de détails et d’anecdotes versant parfois dans la surabondance.

L’intérêt de cet ouvrage riche d’enseignements est ailleurs : il restitue la complexité des processus à l’œuvre. Dans un monde où rapports de force et règles du jeu évoluent constamment, décréter des lois ou des sanctions ne suffit pas. Il faut s’assurer qu’elles soient suivies d’effets ; ce qui requiert une stratégie astucieuse mais aussi un travail de fourmi, associant diplomatie, influence et audace. Edward Fishman montre comment cet ensemble a pris corps.

Le principe est connu : il consiste à instrumentaliser des nœuds critiques (chokepoints) de l’économie internationale, à commencer par le dollar, dont l’utilisation est difficilement contournable, et par extension le marché financier américain. Mais la pratique est complexe et dangereuse : le risque est grand de rater sa cible en permettant aux barrières imposées d’être contournées ou, au contraire, par excès de rigueur, de provoquer une crise financière ou énergétique.

La démarche s’appuie sur des sanctions secondaires (« soit vous appliquez nos sanctions, soit vous perdez l’accès à notre marché »), déjà appliquées sans guère de succès en 1996 contre la Libye et l’Iran. Preuve qu’une loi ne suffit pas – l’Iran and Libya Sanctions Act (ILSA), en l’occurrence. La puissance d’une telle menace tient précisément à la possibilité de ne pas l’appliquer, sinon de manière parcimonieuse. D’où l’importance de la persuasion : Stuart Levey, premier sous-secrétaire au Trésor pour l’Intelligence financière et la lutte contre le terrorisme, commence par faire la tournée des places financières pour convaincre du sérieux des risques que prendrait tout contrevenant, pour finir par se donner les moyens de convaincre en 2010 les Émirats arabes unis, relais financiers de l’Iran, de s’associer aux sanctions. Ce qui n’empêche bien sûr pas d’utiliser aussi le bâton, la suite l’a montré.

Le jeu devient moins univoque lorsqu’il s’agit de sanctionner la Russie : les volontés politiques sont concourantes mais d’intensité variable, et les risques appréciés différemment. En 2014, il faudra le crash de l’avion de ligne MH17 pour décider les Européens à se joindre pleinement aux sanctions américaines. En 2022, au contraire, la capacité de persuasion de Mario Draghi sera nécessaire pour convaincre Janet Yellen d’accepter d’immobiliser les avoirs de la Banque centrale de Russie.

Beaucoup de questions restent posées sur l’avenir de ce pouvoir d’instrumentalisation des interdépendances économiques, souvent contesté et abondamment contourné. L’auteur dénonce d’ailleurs la légèreté dont les administrations américaines ont parfois fait preuve en la matière et il prône une approche beaucoup plus organisée, orchestrée par un « conseil permanent de la guerre économique » à créer au sein du gouvernement. À n’en pas douter, un signe des temps.

Sébastien Jean

>> S’abonner à Politique étrangère <<