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[Revue de presse] Internet, outil de puissance (PE 2/2012)

logo Ina GlobalInaGlobal propose une longue recension du numéro 2/2012 de Politique étrangère et de son dossier « Internet, outil de puissance ».

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Internet connecte aujourd’hui plus de 2 milliards d’utilisateurs dans le monde. Nouvel espace d’échange et de communication, c’est aussi, d’après les éditorialistes de la revue Politique Étrangère, « un facteur de constitution de puissance » autant qu’un « outil d’affirmation internationale de la puissance ». Mais dans quelle perspective nous plaçons-nous, et de quelle puissance parle-t-on ? Internet est-il un nouveau canal d’expression d’un soft power traditionnel s’exerçant d’État à État ? Ou serait-ce plutôt un outil d’influence des États sur les populations (et vice versa)?

Les Etats face au Web : entretien croisé

Julien Nocetti et Séverine Arsène répondent à trois questions en exclusivité pour politique-etrangere.com. Vous pourrez les rencontrer à l’occasion de la conférence « Politique du Web et Web politique : les médias sociaux font-ils la loi ? » le 18 septembre à la Cantine.
Julien Nocetti est chercheur associé au centre Russie/NEI de l’Ifri.

Séverine Arsène est docteur en science politique de l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris et est l’auteur d’Internet et politique en Chine (Karthala, 2011).

De quelle manière le Web a-t-il modifié le rapport entre les autorités russes et chinoises et leurs sociétés respectives ?

Séverine Arsène : Depuis une dizaine d’années, Internet a permis à de nombreux citoyens de contourner la censure pour défendre leurs droits. Désormais, étouffer complètement un scandale n’est plus une option pour les autorités. Elles doivent donc se montrer réactives et rendre des comptes beaucoup plus sérieusement qu’auparavant.
Cela a conduit le pouvoir à établir de nouvelles stratégies de communication. Internet n’est pas seulement censuré en Chine. Il est aussi utilisé comme outil de surveillance des problèmes sociaux, afin de détecter au plus tôt les crises et de les désamorcer en désignant quelques coupables. En complément, la propagande s’est aussi adaptée à Internet, prenant des formes beaucoup plus subtiles comme les célèbres contributeurs payés 50 centimes pour publier des commentaires favorables au régime (le « 50 cents party« ).
Au travers de ces transformations, on voit émerger une nouvelle doctrine sur le pouvoir chinois. Il s’agit de justifier l’autorité du parti communiste par sa capacité à prendre en compte l’opinion publique qui s’exprime en ligne, à détecter les conflits sociaux et à les régler efficacement. Au travers de sa gestion d’Internet, le parti revendique ainsi une légitimité technocratique, qui remplace la souveraineté populaire par l’efficacité technique et la modernité technologique.

Julien Nocetti : De nombreux citoyens russes se sont engouffrés dans la brèche créée par le Web pour à la fois y trouver des informations alternatives aux médias traditionnels, contrôlés par l’État, et dénoncer les abus des autorités, des scandales environnementaux aux affaires de corruption.
La différence majeure avec la Chine est que les autorités russes n’exercent pas de censure du Web « à la chinoise », où les autorités pratiquent un filtrage très sophistiqué des moteurs de recherche et réseaux sociaux avec la contribution du secteur privé. Le pouvoir privilégie des formes indirectes de contrôle — le trolling de blogs d’opposants — alliées à des moyens plus classiques d’intimidation physique.
Dans la Russie de 2012, le Web joue un rôle de « chaînon » entre une société qui réclame davantage de transparence et de dignité et une classe dirigeante qui n’hésite plus à afficher son cynisme, comme l’a révélé le « passage de témoin » entre Dmitri Medvedev et Vladimir Poutine en septembre 2011. En quelque sorte, le Web révèle l’érosion du contrat social poutinien. Il permet donc aux citoyens de « suivre à la trace » leurs gouvernants en leur demandant des comptes. Ce renouvellement, profond, des modalités de l’action collective illustre un tournant dans la vie politique russe.

Pourquoi seuls les internautes russes et chinois font-ils exception à l’adoption massive de réseaux sociaux occidentaux comme Facebook ?

SA : Dans le cas de la Chine, la réponse la plus évidente est celle de la censure. Facebook est bloqué depuis des années par le célèbre « grand pare-feu » chinois et il faut disposer d’un VPN ou savoir utiliser un proxy pour y accéder. Les internautes chinois se tournent donc vers une offre chinoise qui est plus facilement accessible, avec des sites comme Renren, qui est une copie de Facebook, ou d’autres réseaux sociaux.
Mais le blocage n’est sans doute pas la seule raison qui explique le succès des services chinois par rapport aux services occidentaux. D’abord, il y a la question de la langue. Les réseaux sociaux nécessitent une masse critique d’utilisateurs, mais le très grand nombre de locuteurs chinois sur Internet est largement suffisant pour créer des communautés vivaces. De plus, les sites chinois ne se contentent pas de copier les services occidentaux, ils s’adaptent aux spécificités du marché local, avec des services souvent plus ludiques et des possibilités accrues de personnalisation (pensons à l’univers tout à fait unique créé autour de la messagerie instantanée QQ). Ainsi, même lorsqu’ils ont le choix, les internautes chinois ne se tournent pas systématiquement vers des services occidentaux. Google, par exemple, n’avait pas pu gagner plus de 20 à 25% de parts de marché face à son concurrent Baidu.

JN : Dans le cas de la Russie, la raison principale tient à la spécificité de la langue russe. Caractères cyrilliques obligent, le RuNet est culturellement isolé par des barrières linguistiques naturelles. Cette forme d’hermétisme a pu contribuer au succès des acteurs locaux du Web, qui ont su s’adapter à merveille à ces particularismes et proposer des contenus richement adaptés à l’univers linguistique russe, c’est-à-dire en mettant l’accent sur ce qui est important pour l’utilisateur local.
Ainsi, des acteurs locaux dominent les services de moteurs de recherche, de réseaux sociaux (Vkontakte, Odnoklassniki) et de messagerie (Mail.ru). Yandex – le Google russe, avec près de 65 % de parts de marché en Russie – a été créé un an avant le géant californien… Les acteurs russes sont arrivés sur le marché russe avant les géants occidentaux du Web.

Peut-on parler de « nationalisation » de l’espace numérique russe et chinois ?

SA : La censure et la préférence des internautes pour des sites en chinois, adaptés à leurs goûts, contribuent certainement à créer un espace numérique propre. Mais cet espace n’est pas si isolé qu’il y paraît. Les internautes chinois ont accès à la plupart des sites d’information étrangers en ligne, et beaucoup d’articles sont traduits par des sites d’information chinois. Les médias taiwanais et hong-kongais sont aussi très consultés. Surtout, de nombreux contenus culturels « globalisés » circulent sur la toile chinoise à la faveur du piratage, tout particulièrement les séries télévisées américaines et la musique pop américaine, coréenne ou japonaise. Les internautes chinois sont très attachés au fait qu’Internet constitue une ouverture sur le monde, et le fait de fournir une telle ouverture constitue aussi pour le pouvoir chinois une manière de se légitimer.
Au demeurant, les dernières prises de position du gouvernement chinois sur la gouvernance mondiale d’Internet semble montrer qu’il ne se dirige pas vers une stratégie de clôture d’un « territoire numérique » chinois. Certes la Chine défend l’idée d’une souveraineté numérique qui lui permettrait de mieux contrôler ce qui se passe sur le Web chinois, mais en même temps, elle cherche à créer les conditions d’une expansion de l’influence chinoise sur Internet, par exemple en maîtrisant une plus grande part du système d’allocation des noms de domaine. Il ne s’agit donc pas de nationaliser l’espace numérique chinois, mais de créer les conditions d’existence d’un Web chinois ouvert sur le monde et favorable aux intérêts du pays.

JN : Il y a, chez une partie de la classe dirigeante russe, une réelle crainte quant au potentiel déstabilisateur du Web sur la « souveraineté nationale ». Au cours du dernier cycle électoral, les déclarations de hauts responsables russes, assimilant le Web à un « agent du département d’État » américain et sous-entendant un contrôle accru sur le RuNet, ont pu faire croire à une nationalisation en marche du Web russe. D’autant que ces trois dernières années, le projet de créer un moteur de recherche d’État et le lancement d’un nom de domaine en cyrillique ont participé à la structuration du Web comme « espace national », les internautes russophones du monde entier se retrouvant au sein d’un même « monde russe » transposé sur les réseaux.
Cela étant, comme en Chine, les internautes russes sont friands de contenus (jeux, films, musique, etc.) venant de l’Occident. Les autorités laissent faire, considérant d’une certaine manière le Web comme un nouvel « opium du peuple » qui détournerait les citoyens de la politique. Les récents événements politiques tendent à nous faire nuancer cette approche…

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Presse : La Croix

La Croix (édition du 07/09/12 à lire ici) : Jean-Christophe Ploquin y consacre une colonne au dernier numéro de Politique étrangère (2/2012) et à son dossier « Internet, outil de puissance ». À lire également ci-dessous.

REVUE — États contre internautes sur le Web
La gouvernance d’Internet

Internet s’apparente-t-il à un Far West ou à la terre promise ? Sur les terres à peine défrichées qu’arpentent chaque jour davantage d’internautes, chacun cultive tranquillement son lopin de relations personnelles, sème et récolte les informations. On se retrouve dans sa communauté. De gros investisseurs tirent des lignes de communication et développent le commerce. La prime est à l’audace, voire au bluff. Les fortunes se font et se défont très rapidement. La vie sur le réseau est plutôt tranquille, même si des malfaiteurs guettent toujours. La régulation se déroule entre gentlemen, qui se retrouvent dans des forums. Il n’y a pas de chef mais des experts, des sociétés privés, des représentants de la société civile, et parfois le shérif – les gouvernements.
Ce monde toucherait-il à sa fin ? Internet est une réussite phénoménale puisque aujourd’hui 2 milliards d’humains sont connectés et que les entreprises y réalisent des chiffres d’affaires en milliards de dollars. Mais en changeant de dimension, il concerne de plus en plus les États, qui constatent qu’ils n’ont pas leur mot à dire. Il n’existe pas, à ce jour, un seul traité ou convention internationale relative à Internet. C’est cet instant crucial que signale la revue Politique étrangère. Car des joutes se préparent. Les acteurs historiques de l’Internet, qui en ont assuré le développement grâce à des systèmes d’interaction souples entre des organismes s’intéressant à la technique, pas aux contenus, défendent une forme de gouvernance qui a privilégié trois acquis : la généralisation de l’accès, l’interopérabilité globale et un équilibre entre la facilité d’utilisation et les exigences de sécurité. Mais Internet a pris une telle place qu’il touche désormais à de nombreux domaines : droits de l’homme, liberté d’expression, respect de la vie privée, protection de la propriété intellectuelle, droit de la concurrence, sécurité nationale…
Cela conduit les États à vouloir légiférer. Le débat est tendu par ceux des pays qui entendent exercer une censure sur leurs citoyens, au premier rang desquels la Chine et ses 500 millions d’internautes. Sociétés civiles contre États : c’est l’affrontement auquel les auteurs du dossier de Politique étrangère ne voudraient pas assister. Ce qui nécessitera, selon eux, de créer une troisième voie en matière de gouvernance.

JEAN-CHRISTOPHE PLOQUIN

Politique étrangère, été 2012, 20 €.
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