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Europe politique : un espoir est-il raisonnable ?

Article paru dans Politique étrangère n°4:2011 et rédigé par Alain Richard, sénateur socialiste. Il siège également au sein de la présidence du Parti socialiste européen et fut ministre de la Défense entre 1997 et 2002, dans le gouvernement de Lionel Jospin.

La crise européenne est d’abord le fruit des difficultés économiques et de leurs effets sociaux. Le projet européen d’une prospérité croissante et partagée est désormais vu avec défiance par les opinions publiques. À cela s’ajoute une gouvernance complexe depuis les élargissements de la précédente décennie. Un esprit collectif européen peut renaître du désir d’un rebond économique mais cette revitalisation dépendra beaucoup des élites médiatiques et politiques, ainsi que des nouvelles générations de citoyens européens.

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Il n’est pas nécessaire de décrire en détail les symptômes d’affaiblissement de l’ambition collective qu’a représentée jusqu’à un passé récent la construction politique de l’Europe. Les signes en sont évidents et se sont accumulés depuis une décennie. On ne peut que les citer sommairement et les analyser pour chercher comment peut survenir un rebond.

Le plus préoccupant est la distance politique qui s’est élargie entre le centre de décision que représente le nom de Bruxelles et les perceptions des centaines de millions de citoyens européens au nom – et en principe dans l’intérêt – de qui s’élaborent et finalement se prennent lesdites décisions. L’Europe de ces dernières années semble à beaucoup non seulement éloignée (ce qui est inévitable, comme aux États-Unis le nom de Washington symbolise cet éloignement) mais, plus en profondeur, déconnectée de leurs demandes et de leurs problèmes. Les expressions dispersées de tous ceux qui ont vocation à parler en son nom ne semblent plus faire sens, ni se rattacher à un projet vivant.

Dans la vie civique de chacune de nos nations, l’objectif si souvent affiché de « plus d’Europe » n’est plus partagé ; il n’est énoncé, par des acteurs qui y croient, ou se sentent tenus de sembler y croire, que par fidélité à un engagement ancien, et sans nourrir d’illusion sur l’accueil populaire d’un tel appel. Il n’est alors exprimé que comme un rite destiné à contourner des contraintes et rarement assorti de propositions opératoires ouvrant un débat réel. Un « souverainisme » résigné ou méfiant donne le ton aux quatre coins du continent et semble signer un arrêt de l’espoir européen.

Si l’on cherche à classer les facteurs qui ont conduit à ce fort détachement, l’explication première est indéniablement économique. Depuis dix ans, l’Europe, collectivement – avec des exceptions positives dans certains pays ou ensembles régionaux, équilibrées par des poches de dépression –, enregistre une croissance faible : moins de 1,5% annuel entre 2000 et 2010 pour l’ensemble de l’Union européenne (UE). Cette situation frustrante contraste à la fois avec les signes frappants de la croissance des pays émergents les plus en vue et avec une dynamique passée que beaucoup d’Européens, sans se pencher sur les statistiques, avaient enregistrée au long des décennies dans leurs conditions de vie et leurs mentalités.

L’impact de ce relatif échec sur la vie de nos sociétés, sur la vie de ce qui est aussi notre société européenne, se mesure bien sûr par le chômage et le sous-emploi. La montée de ce mal social est déjà frappante quand on observe les données globalisées de l’emploi. Mais ses effets sociétaux vont plus loin. Le terme de précarisation les résume sommairement. Ce sont non seulement les emplois les moins qualifiés, ou ceux des secteurs les plus concurrencés, qui disparaissent, mais de proche en proche une masse toujours plus étendue d’actifs, salariés ou indépendants, qui se sentent menacés et qui éprouvent un stress croissant dans leur activité professionnelle. La promesse d’une croissance à peu près régulière, apportant à chacun sa part de progrès, n’est plus tenue.

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Crise européenne et démocratisation au sommaire du dernier Politique étrangère

L’actualité valide étrangement la cohabitation des deux dossiers que présente ce numéro de Politique étrangère. Les événements de 2011 dans les pays arabes ou en Afrique, la préparation de l’élection présidentielle en Russie, les difficultés du système institutionnel américain et aussi l’écho, au loin, de l’Afghanistan, donnent, 20 ans après son triomphe des années 1990, la mesure de l’ambivalence, voire de l’ambiguïté, de la bonne conscience démocratique occidentale. La « démocratie » n’aura été que fugacement l’horizon – de court terme – indépassable de notre temps.

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La marche de l’Europe le long du gouffre vient aussi poser, en chapeau aux décisions prises pour parer à la crise économique et financière, la question de la production des décisions politiques sur notre continent. Étrange Europe… Les succès de la construction européenne sont historiques au pur sens du terme : la paix, la croissance, la répartition de la richesse, l’élargissement des espaces de liberté ; ces acquis n’ont été recueillis aussi rapidement dans aucun autre espace du monde et ils servent de modèle très largement à ce même monde. Et pourtant, on sent bien que quelque chose se passe en Europe qui ressemble au divorce entre les peuples européens et cette construction censée leur apporter leur plus grand profit historique.

On peut relever, avec Alain Richard dans ce numéro, que la paix et la prospérité, qui furent à la fois les objectifs premiers et les apports nets de la construction européenne, ne suffisent plus à fonder sa légitimité (PDF). La paix parce qu’elle semble là, non menacée pour les générations nouvelles ; la prospérité parce qu’elle menace de n’être plus là : l’Europe ne la produit plus, ne la garantit pas – voir la crise et ses difficultés manifestes à s’y orienter. L’Europe n’enrichit plus et ne protège plus : c’est sans doute ainsi que, de plus en plus nombreux, les Européens la perçoivent.

L’Union européenne (UE) est devenue au fil des élargissements un vaste espace de négociation permanente entre intérêts nationaux divergents. Elle était aussi hier le champ d’opposition d’intérêts contraires mais dans un espace restreint et plus équilibré, donc plus maîtrisable, qui permettait de mettre en avant la production d’un intérêt collectif, ce qui ne semble plus souvent le cas… Paradoxe, cependant : la négociation de crise pousse vers l’avant, fait sauter les gouffres et contourner les impossibilités institutionnelles. La crise grecque a donc permis d’avancer vers la gouvernance économique de l’Union monétaire d’une manière inattendue. Mais au rythme lent de l’intergouvernemental. Et le sait-on vraiment ? Ce progrès apparaît-il légitime aux opinions, au nom des valeurs qui fondaient pour elles la construction européenne ? Autrement dit, le progrès institutionnel vient-il balancer pour ces opinions l’image d’impuissance, d’affolement, et au final d’illégitimité, des décisions prises à Bruxelles ? Il est aujourd’hui permis d’en douter.

Plus partagée est sûrement l’idée que les politiques revendiquées par Bruxelles sont au vrai dictées par des instances non contrôlables par les procédures démocratiques – les fameux « marchés » qui renversent les gouvernements ou censurent dans l’instant les ministres pressentis, comme en Grèce ou en Italie. Et que l’intergouvernemental, un temps loué comme démocratique face à la « technocratie apatride » bruxelloise, ne vaut guère mieux, aussi soumis qu’il est à des logiques techniques qui l’éloignent de la raison politique.

La décision européenne apparaît ainsi de plus en plus comme une imposition et de moins en moins comme une création collective, et dans des cas fort divers : pour les Grecs, les Espagnols, mais aussi les Allemands. La question posée est donc bien celle du projet européen – celui qui justifie un sentiment collectif européen – et de la capacité des institutions démocratiques des États membres à le porter, à l’intégrer dans leurs propres processus démocratiques. Il est légitime de valoriser les systèmes nationaux de production de démocratie ; mais la décision s’élaborant aussi en dehors de leurs institutions, ces systèmes doivent aussi porter le projet de construction européenne. Faute de quoi une image d’échec des institutions de Bruxelles, un frileux retour au national fondé sur la peur de la mondialisation, puis l’inévitable constat de l’impuissance des États européens séparés pourraient déboucher sur de dangereuses aventures : les populismes de tout poil en donnent quelque avant-goût. Il faut en revenir au politique, à la vision européenne, à 27, à 17, ou moins, pour recréer l’idée, aujourd’hui mise en question, d’un destin politique – et pas seulement technique – solidaire.

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Certes, dire « démocratie » n’est pas décrire un système breveté et comme tel exportable. C’est aussi la richesse de ce numéro que de nous le rappeler. Les révolutions arabes déboucheront peut-être sur un élargissement de l’espace démocratique mais selon des rythmes et des procédures qui seront propres à chaque pays (voir, par exemple, l’article de Thomas Pierret : « Syrie : l’islam dans la révolution »). Ces révolutions ne se sont pas faites dans un espace politique organisé ni au nom d’un projet structuré : une révolution est toujours une explosion vaguement irrationnelle pour « le pain et la liberté ». L’organisation et le fonctionnement d’un régime démocratique sont autre chose, supposant un équilibrage permanent entre choc des opinions, efficacité de la prise de décision et acceptabilité du choix collectif.

La multiplication des élections africaines, plus ou moins transparentes et respectées, nous dit la même chose. La démocratie est affaire d’élections mais dépend surtout de l’organisation politique de la société : c’est cette dernière qui porte les partis, les débats, les réflexes qui constituent l’esprit démocratique. Toutes composantes qui ne peuvent se référer à un modèle unique – combien de formes de sociétés démocratiques en Occident même ?

Dans des ordres d’idées fort différents, l’affleurement des démocraties locales en Chine, le blocage actuel et de plus en plus visible des institutions américaines et les difficultés européennes sont là pour nous rappeler que les formes de la démocratie sont diverses et qu’elles doivent évoluer. En dépit de notre bonne conscience, la formule démocratique ne peut donc être dispensée ni parachutée. La seule certitude historique, c’est qu’hors certaines valeurs – le respect de l’individu, sa liberté de penser, son droit à une vie digne, matériellement et moralement –, aucune invocation de la démocratie ne vaut.

Un peu plus de 20 ans après l’effondrement du système soviétique, cette démocratie que nous croyions alors achevée est partout, à des degrés divers, en question. L’élaboration de formes démocratiques adaptées à un temps social, économique, technique, et donc politique, nouveau est un enjeu fondamental des débats qui tentent de dessiner une nouvelle gouvernance mondiale.

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Défense de la culture française par la culture européenne (Jean-Paul Sartre)

Dans cet article publié dans Politique étrangère en 1949, Jean-Paul Sartre lie les notions de puissance – aussi bien économique que militaire – et de culture. Les Etats-Unis et l’URSS, puissances dominantes de l’époque, menacent alors d’imposer leur culture au reste du monde. Les pays européens, dévastés par la Seconde Guerre mondiale, ne peuvent résister de façon isolée contre ces influences externes, ce qui amène Sartre à dire que « c’est en visant à une unité de culture européenne que nous sauverons la culture française ».

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La culture française, nous dit-on de tous côtés, est aujourd’hui menacée. On constate, un peu partout à l’étranger, une moindre influence de cette culture française et, au contraire, on se plaint, chaque jour, de l’importation d’idéologies étrangères en France qui, dit-on, risquent de faire craquer le cadre culturel traditionnel.

Notre culture est-elle menacée ? Peut-on la sauver, et comment ? Et tout d’abord, qu’est-ce, en général, que la culture ? Il n’est pas question, pour moi, de la définir et je voudrais seulement présenter quelques observations utiles à notre propos.

Si nous considérons une communauté à une époque quelconque (par exemple le milieu du XVIIIe siècle ou les années d’aujourd’hui), nous remarquons que, trop souvent, des époques de ce genre sont regardées comme un présent et, à la rigueur, comme un passé. On ne voit pas qu’elles sont aussi un avenir et un avenir à deux faces très différentes.

Actuellement, nous pouvons dire qu’il y a un avenir de notre présent constitué par un certain nombre de possibilités, de problèmes en cours, de recherches qui sont faites sur notre sol ou dans notre communauté par des groupes et des individus. Tel problème scientifique est en voie de solution. Telles réformes ou telles séries de réformes sont entreprises, tel roman fleuve, comme celui des Thibauld, est en voie d’achèvement, etc. En d’autres termes, nous avons là une sorte d’avenir qui fait partie de notre présent, qui revient sur lui pour lui donner un sens. En même temps, cette commun autése trouve engagée dans un avenir plus large qui peut être européen ou mondial et dans lequel, très souvent, l’avenir vient à elle sans qu’elle veuille ou qu’elle puisse facilement l’éviter. Dans ce cas-là, c’est l’action de l’avenir des autres sur elle-même qui s’exerce, car, en même temps que se poursuivent ces inventions, ces ouvrages ou cette peinture, existe, par exemple, la menace d’une guerre dans laquelle notre communauté risque d’être entraînée.

De sorte que nous sommes en face d’un double avenir : un avenir-destin qui est celui dans lequel nous sommes engagés avec plus ou moins de possibilités de l’éviter et un avenir libre qui est proprement le produit de cette communauté, son sens actuel et l’explication de son présent.

Ceci dit, qu’est-ce que la culture d’une communauté par rapport à ces deux avenirs ? Nous constatons que, depuis Hegel, on a appelé, à juste titre, la culture d’un groupe social donné l’esprit objectif de ce groupe ou de cette communauté, constitué par l’ensemble des idées, valeurs, sentiments sans doute voulus, sentis, aimés, créés par d’autres, mais qui, précisément à cause de cela, pour la génération qui apparaît à ce moment-là, sont objets : livres, tableaux, doctrines, paysages urbains, modes de la sensibilité. Mais ces objets ont une signification. D’une part, en effet, ils reflètent une situation, c’est-à-dire qu’on peut lire dans un ouvrage-essai un mode d’explication ordinaire de l’ouvrage, la situation à partir de laquelle il a été conçu. On peut interpréter Nietzsche ou Racine à partir d’un contexte social, économique, etc. Et, d’autre part, chacun de ces objets représente un dépassement de cette situation par son auteur, c’est-à- dire qu’il y a, même lorsque cette explication a été tentée, un résidu, si l’on peut dire, qui est l’essentiel de l’ouvrage en question et la manière dont l’auteur, au lieu d’être le pur produit de cette situation, a cherché à la dépasser, à la comprendre et à y trouver une solution.

Ainsi, ces ouvrages sont monuments du passé et, en ce sens, nous sont hermétiquement fermés, car il a existé une situation, vécue par Nietzsche, Descartes ou Racine, que nous ne vivrons jamais. Et, en même temps, ces ouvrages ont été un avenir de l’époque révolue puisqu’ils représentaient un effort pour donner une solution à un conflit particulier, un effort, par exemple, pour trouver une place à une Allemagne nouvelle dans l’Europe — comme pour Nietzsche — ou pour donner un sens à certaines prescriptions esthétiques du passé. Bref, à ce moment-là, leur autre face est l’avenir. De sorte que, quand nous lisons Nietzsche, quand nous assistons à la représentation d’une tragédie de Racine, ces objets, qui étaient primitivement devant nous comme un produit rejeté du passé et imperméable, se trouvent brusquement ouverts, se referment sur nous et nous suggèrent un avenir. Cet avenir, d’ailleurs, n’est pas exactement notre avenir, mais celui de l’homme et du groupe qui a produit cette œuvre à une époque déterminée ; et, dans le moment où nous nous prêtons à un ouvrage, cet avenir nous apparaît sous forme d’exigence. Nous sommes circonvenus par l’ouvrage qui a l’exigence soit de l’œuvre d’art, c’est-à-dire d’une liberté qui s’adresse à une autre liberté, soit l’exigence et l’urgence d’une raison qui a essayé de penser une situation et qui nous offre avec passion sa solution au point que, si nous lisons un ouvrage aussi loin de nos préoccupation» que la Lettre sur les Spectacles de Rousseau (car personne d’entre nous, je crois, n’est hostile, a priori, au théâtre), l’urgence et la passion de la démonstration nous apparaissent, pendant un moment, comme une sorte d’exigence de l’avenir qui chercherait à obtenir de nous une condamnation du spectacle.

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L’Occident devant l’Orient. Primauté d’une solution culturelle (L. Massignon, 1952)

Louis Massignon (1883-1962) étudie d’abord l’histoire des corporations à Fez au XVe siècle et poursuit ses recherches dans tout le bassin méditerranéen. En 1922, il soutient sa thèse – La passion d’Al-Hallâdj, martyr mystique de l’Islam –, qui fait débat et ouvre de nouveaux champs à l’orientalisme. Professeur de sociologie et de sociographie musulmane au Collège de France à partir de 1926, il est nommé directeur d’études à l’École pratique des hautes études en 1933 et devient conseiller pour de nombreux comités interministériels sur les questions arabes. Délaissant ses activités universitaires à partir de 1954, il participe aux combats en faveur de la décolonisation et se consacre à la théologie et à la mystique musulmanes, et à la linguistique arabe. Ce texte a été publié pour la première fois dans Politique étrangère, no 2/1952.

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Un récent séjour à Bagdad et au Caire m’a inspiré quelques observations sur l’état social dans le Proche-Orient et a attiré mon attention sur ce que j’appelle la priorité ou « primauté d’une solution culturelle ».

Les réflexions qui vont suivre sont présentées d’un point de vue français et concret. Je ne nie pas du tout le fait de la supériorité technique de l’Europe, mais il ne doit pas légitimer l’abus d’épreuves de force. Je ne veux pas nier non plus le primat théorique de la justice abstraite, mais il ne légitime pas non plus notre expulsion de toutes nos positions de commandement, au bénéfice du marxisme.

Ce que je veux, c’est essayer de revendiquer l’efficacité, qu’on néglige trop, d’une certaine réflexion progressive, d’une certaine psychologie opérative qui nous mettent en position de participation avec ceux qui se trouvent en face de nous.

Ici s’élève une objection, et une objection qui me vise personnellement, qui a été employée à plusieurs reprises : « Pourquoi cet orientaliste, historien de la mystique s’est-il mis à s’occuper de “politique” ? » C’est ce qu’a dit assez fortement, dans son ouvrage sur le soufisme, le Docteur Omar Farrukh, unmusulman syrien notable, professeur à l’Université américaine de Beyrouth ; la mystique étant elle-même quelque chose d’indiscernable et d’inutilisable, en tirer une « politique » semblait indiquer qu’on avouait avoir échoué dans la découverte de la mystique.

La même objection avait été faite dans « El-Basaïr » par le cheikh El Ibrahimi, le chef des oulémas réformistes d’Algérie, qui a considéré que j’avais mis vingt-cinq ans à me construire une espèce de « masque », que j’étais le pire agent de la cinquième colonne colonialiste qui opérait à travers mon masque de mystique.

Plus profondément l’objection m’a été faite, d’une manière qui m’a fait beaucoup de peine, par un autre musulman algérien, M. Mohammed ben Saï, de Batna, ancien président des étudiants nationalistes nord-africains de Paris, un homme qui réfléchit. Il mène une vie très retirée, mais c’est une des têtes de l’opposition à la francisation en Algérie.

Un jour où il était malade à Paris (où je lui avais fait préparer un diplôme d’études supérieures à la Sorbonne), il m’écrivit ceci : « Je ne me pardonne pas de vous avoir aimé, parce que vous m’avez désarmé.Vous avez été pire que ceux qui ont brûlé nos maisons, qui ont violé nos filles ou enfumé nos vieillards.Vous m’avez désarmé pendant plusieurs années de ma vie en me laissant croire qu’il y avait une possibilité de réconciliation et d’entente entre un Français qui est chrétien et un Arabe qui est musulman. »

La position est donc très nette : j’ai, au point de vue mystique, apparemment échoué vis-à-vis de ces trois personnes. J’espère cependant être plus compréhensif et plus persuasif devant vous.

 

Une approche mystique des phénomènes politiques

C’est en effet une position mystique que j’ai transposée dans le domaine de l’étude des phénomènes politiques. On connaît ce que les sociologues appellent généralement la position mystique ; c’est la position de participation qui fait, par exemple, qu’un primitif déclare « participer » au perroquet : non pas qu’il se croie devenir un perroquet, mais il a comme totem tribal un perroquet. Il y a une certaine participation produisant une « alliance » sociale d’apprivoisement réciproque entre cet objet de respect, le perroquet, et lui. Je ne prétends pas, sous une forme aussi simple, avoir acquis une participation mystique avec l’Islam et avec les pays que je viens de traverser, mais je voudrais rester avec eux devant vous en position de compréhension plus étroite et pour ainsi dire « psychanalytique ». Sans être un spécialiste, j’ai réfléchi sur la psychanalyse, notamment avec Jung : ce psychanalyste a le common touch, il sait participer, par sympathie intelligente, au point de vue « peuple » ; il m’a guéri de cette défiance, de ce mépris hautain de l’intellectuel, qui perd le contact social et qui oublie que ce sont les revendications politiques les plus mal exprimées et les plus amèrement blessantes pour notre amour-propre qui sont souvent les plus authentiques, les plus profondes, les plus fondées.

Je ne partage pas la conception cartésienne de « clash » des cultures opposant une culture moderne technique à une culture périmée non technique. En définissant ainsi la lutte entre l’Europe et les pays colonisés qui cessent de vouloir être colonisés, il est trop facile de dire qu’il n’y a des techniques que chez nous. Il y en a chez les autres qui ne sont pas complètement vaines, de même que les nôtres ne sont pas complètement opérantes, quoiqu’elles soient infiniment plus puissantes, mais sur un terrain précaire qui est le domaine matériel.

La chose quim’avait frappé, dans les essais des mystiques, lorsque j’avais collectionné et collationné des textes, c’est de voir que, plus la commotion mystique initiale avait été authentique, plus les recensions de ces textes étalent hétérogènes. Lorsque vous voyez notées les confidences d’un mystique, chaque différent « scripteur » note les choses avec des variantes. Cela ne veut pas dire que leurs notations ne soient pas « vraies » ; cela veut dire que la confidence a transformé celui qui observe en même temps que celui qui est observé.

Retenons ce phénomène très particulier d’osmose qui fait que les phénomènes de mystique sont si difficiles à cloisonner, à enregistrer dans des séries, parce que l’observateur change, et l’observé également. Il y a une transformation vitale qui s’opère ; hors série.

Est-ce à dire que cela nous mette devant un principe d’indétermination comme celui de Heisenberg et que nous ne puissions en somme rien tirer de positif de l’observation des faits mystiques ?

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