L’actualité valide étrangement la cohabitation des deux dossiers que présente ce numéro de Politique étrangère. Les événements de 2011 dans les pays arabes ou en Afrique, la préparation de l’élection présidentielle en Russie, les difficultés du système institutionnel américain et aussi l’écho, au loin, de l’Afghanistan, donnent, 20 ans après son triomphe des années 1990, la mesure de l’ambivalence, voire de l’ambiguïté, de la bonne conscience démocratique occidentale. La « démocratie » n’aura été que fugacement l’horizon – de court terme – indépassable de notre temps.

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La marche de l’Europe le long du gouffre vient aussi poser, en chapeau aux décisions prises pour parer à la crise économique et financière, la question de la production des décisions politiques sur notre continent. Étrange Europe… Les succès de la construction européenne sont historiques au pur sens du terme : la paix, la croissance, la répartition de la richesse, l’élargissement des espaces de liberté ; ces acquis n’ont été recueillis aussi rapidement dans aucun autre espace du monde et ils servent de modèle très largement à ce même monde. Et pourtant, on sent bien que quelque chose se passe en Europe qui ressemble au divorce entre les peuples européens et cette construction censée leur apporter leur plus grand profit historique.

On peut relever, avec Alain Richard dans ce numéro, que la paix et la prospérité, qui furent à la fois les objectifs premiers et les apports nets de la construction européenne, ne suffisent plus à fonder sa légitimité (PDF). La paix parce qu’elle semble là, non menacée pour les générations nouvelles ; la prospérité parce qu’elle menace de n’être plus là : l’Europe ne la produit plus, ne la garantit pas – voir la crise et ses difficultés manifestes à s’y orienter. L’Europe n’enrichit plus et ne protège plus : c’est sans doute ainsi que, de plus en plus nombreux, les Européens la perçoivent.

L’Union européenne (UE) est devenue au fil des élargissements un vaste espace de négociation permanente entre intérêts nationaux divergents. Elle était aussi hier le champ d’opposition d’intérêts contraires mais dans un espace restreint et plus équilibré, donc plus maîtrisable, qui permettait de mettre en avant la production d’un intérêt collectif, ce qui ne semble plus souvent le cas… Paradoxe, cependant : la négociation de crise pousse vers l’avant, fait sauter les gouffres et contourner les impossibilités institutionnelles. La crise grecque a donc permis d’avancer vers la gouvernance économique de l’Union monétaire d’une manière inattendue. Mais au rythme lent de l’intergouvernemental. Et le sait-on vraiment ? Ce progrès apparaît-il légitime aux opinions, au nom des valeurs qui fondaient pour elles la construction européenne ? Autrement dit, le progrès institutionnel vient-il balancer pour ces opinions l’image d’impuissance, d’affolement, et au final d’illégitimité, des décisions prises à Bruxelles ? Il est aujourd’hui permis d’en douter.

Plus partagée est sûrement l’idée que les politiques revendiquées par Bruxelles sont au vrai dictées par des instances non contrôlables par les procédures démocratiques – les fameux « marchés » qui renversent les gouvernements ou censurent dans l’instant les ministres pressentis, comme en Grèce ou en Italie. Et que l’intergouvernemental, un temps loué comme démocratique face à la « technocratie apatride » bruxelloise, ne vaut guère mieux, aussi soumis qu’il est à des logiques techniques qui l’éloignent de la raison politique.

La décision européenne apparaît ainsi de plus en plus comme une imposition et de moins en moins comme une création collective, et dans des cas fort divers : pour les Grecs, les Espagnols, mais aussi les Allemands. La question posée est donc bien celle du projet européen – celui qui justifie un sentiment collectif européen – et de la capacité des institutions démocratiques des États membres à le porter, à l’intégrer dans leurs propres processus démocratiques. Il est légitime de valoriser les systèmes nationaux de production de démocratie ; mais la décision s’élaborant aussi en dehors de leurs institutions, ces systèmes doivent aussi porter le projet de construction européenne. Faute de quoi une image d’échec des institutions de Bruxelles, un frileux retour au national fondé sur la peur de la mondialisation, puis l’inévitable constat de l’impuissance des États européens séparés pourraient déboucher sur de dangereuses aventures : les populismes de tout poil en donnent quelque avant-goût. Il faut en revenir au politique, à la vision européenne, à 27, à 17, ou moins, pour recréer l’idée, aujourd’hui mise en question, d’un destin politique – et pas seulement technique – solidaire.

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Certes, dire « démocratie » n’est pas décrire un système breveté et comme tel exportable. C’est aussi la richesse de ce numéro que de nous le rappeler. Les révolutions arabes déboucheront peut-être sur un élargissement de l’espace démocratique mais selon des rythmes et des procédures qui seront propres à chaque pays (voir, par exemple, l’article de Thomas Pierret : « Syrie : l’islam dans la révolution »). Ces révolutions ne se sont pas faites dans un espace politique organisé ni au nom d’un projet structuré : une révolution est toujours une explosion vaguement irrationnelle pour « le pain et la liberté ». L’organisation et le fonctionnement d’un régime démocratique sont autre chose, supposant un équilibrage permanent entre choc des opinions, efficacité de la prise de décision et acceptabilité du choix collectif.

La multiplication des élections africaines, plus ou moins transparentes et respectées, nous dit la même chose. La démocratie est affaire d’élections mais dépend surtout de l’organisation politique de la société : c’est cette dernière qui porte les partis, les débats, les réflexes qui constituent l’esprit démocratique. Toutes composantes qui ne peuvent se référer à un modèle unique – combien de formes de sociétés démocratiques en Occident même ?

Dans des ordres d’idées fort différents, l’affleurement des démocraties locales en Chine, le blocage actuel et de plus en plus visible des institutions américaines et les difficultés européennes sont là pour nous rappeler que les formes de la démocratie sont diverses et qu’elles doivent évoluer. En dépit de notre bonne conscience, la formule démocratique ne peut donc être dispensée ni parachutée. La seule certitude historique, c’est qu’hors certaines valeurs – le respect de l’individu, sa liberté de penser, son droit à une vie digne, matériellement et moralement –, aucune invocation de la démocratie ne vaut.

Un peu plus de 20 ans après l’effondrement du système soviétique, cette démocratie que nous croyions alors achevée est partout, à des degrés divers, en question. L’élaboration de formes démocratiques adaptées à un temps social, économique, technique, et donc politique, nouveau est un enjeu fondamental des débats qui tentent de dessiner une nouvelle gouvernance mondiale.

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