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The Changing Character of War

Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (3/2012). Stéphane Taillat propose une analyse de l’ouvrage de Hew Strachan et Sybille Scheipers (dir.), The Changing Character of War (Oxford, NY, Oxford University Press, 2011, 564 pages).

La question de la rupture ou de la continuité dans la guerre est cruciale, non seulement pour le monde académique, mais également en raison de ses implications politiques. L’ouvrage coordonné par Hew Strachan et Sybille Scheipers résulte d’un programme de recherche lancé en 2003.

La guerre au nom de l’humanité

Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (2/2012). Guillaume Durin propose une analyse de l’ouvrage de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, La Guerre au nom de l’humanité : tuer ou laisser mourir (Paris, PUF, 2012, 624 pages).

Sur la question de la moralité des interventions armées, cet ouvrage constitue un travail considérable, synthétique et profond. La thématique est labyrinthique mais n’en est pas moins récurrente dans nos débats, où s’impose presque constamment la nécessité de juger ou de justifier les moyens de l’usage de la force armée.
L’ouvrage conjugue d’emblée une large gamme d’ancrages théoriques, dont les propositions de Hans J. Morgenthau, de Stanley Hoffmann et de Pierre Hassner. Malgré la profusion que ce choix génère et la bataille des libéralismes qu’il occulte, la trame est maîtrisée. À ceci près que, d’une part, elle écarte sans doute trop facilement l’apport de la réflexion menée par Michael Walzer (Guerres justes et injustes, Paris, Belin, 1999) et que, d’autre part, le souci conjoint de rattachement aux intuitions du jeune Morgenthau et de maintien d’une perspective explicitement « critique » paraît peu cohérent. Il est à cet égard assez surprenant de voir Jean-Baptiste Jeangène Vilmer endosser la part du credo de l’école « réaliste », qui affirme « voir le monde tel qu’il est, non pour admettre tous les faits accomplis […] mais pour partir des bonnes prémisses », sans en rappeler ni l’éminente dimension rhétorique ni les profondes contradictions.
L’étude généalogique des théories de l’intervention à laquelle procède J.-B. Jeangène Vilmer a l’avantage de croiser pensées politiques européennes, indienne et chinoise, en cheminant jusqu’à leurs développements les plus récents que sont le « droit d’intervention humanitaire » ou la « responsabilité de protéger ». On aurait pu compléter par la lettre des évêques catholiques américains s’opposant en 1983 à l’équilibre de la terreur et au surarmement reaganien : « Le défi de la paix » (dont J. Bryan Hehir, élève et ami de Stanley Hoffman, fut l’un des artisans décisifs) – ce qui aurait permis de signaler le poids (tout comme la transformation) de la réflexion théologique contemporaine sur ce sujet.
Dans le même temps, les mises en rapport avec le droit international positif sont aussi fines qu’équilibrées, en partant du principe que les réflexions éthique, politique et juridique ont « toujours coexisté dans un dialogue perpétuel et un [enrichissement] mutuel ». Les critères d’évaluation de la légitimité des interventions sur lesquels se fonde J.-B. Jeangène Vilmer sont ceux de ce qu’il juge être la pensée classique de la guerre juste – à savoir l’autorité légitime, la juste cause, la bonne intention, le dernier recours et la proportionnalité –, traversés par la défense d’un interventionnisme jugé « minimal » et d’un « conséquentialisme modéré ».
Actant ce choix de rattachement mais aussi la force des questionnements que l’auteur s’emploie à baliser, on aimerait comprendre les raisons de la mise en retrait du critère limitatif de la discrimination, dont la prise en compte apparaît habituellement comme déterminante. Enfin – et ceci s’adjoint à la longue liste de ses vertus –, poussant à bout la réticence à l’interventionnisme débridé sans vouloir abdiquer pour autant l’engagement progressiste, l’ouvrage se termine par un appel percutant à « remonter la chaîne des causes » via le réinvestissement du projet de transformation sociale et de justice internationale, que le libéralisme politique contemporain ne peut plus reprendre qu’à moitié.

Guillaume Durin

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Contre l’Armée européenne, par Michel Debré (1953)

En 1953, Michel Debré est sénateur. Il s’oppose avec véhémence au projet de Communauté européenne de Défense (CED), attaquant nommément Jean Monnet et les « théologiens du transfert de souveraineté ». Un texte, publié dans Politique étrangère en 1953, à relire aujourd’hui, alors que l’Europe traverse une crise aiguë qui fera l’objet d’une analyse détaillée dans le n°4/2011 de Politique étrangère.

 

 

Quand Démosthène mettait en garde les Athéniens contre Philippe de Macédoine, Démosthène avait raison ! Athènes était une cité, et l’âge venait de plus grands empires. Mais il était deux politiques : l’une qui permettait de les constituer par une alliance et dans la liberté, l’autre qui acceptait de les voir naître de la tyrannie. Nul ne doute, nul n’a jamais douté, que la thèse ardemment défendue par Démosthène fût la seule qui pût garantir l’avenir d’Athènes, celui de la Grèce et de la liberté, la seule qui fût en même temps conforme à l’honneur.

La théorie du transfert de souveraineté

Au départ, nous trouvons la volonté américaine, exprimée dans l’été 1 950, de réarmer l’Allemagne. L’expression de cette volonté a surpris le gouvernement français. Cette surprise n’était pas légitime. Le problème du réarmement de l’Allemagne était posé depuis plusieurs mois. L’invasion de la Corée l’avait projeté, en quelques heures, au premier plan des préoccupations politiques de l’Occident. Il avait déjà été évoqué à la tribune du Parlement, et le blocus de Berlin était de ces signes prémonitoires que seuls les aveugles et les sourds volontaires peuvent ignorer. Cependant, nul, au gouvernement, ou plutôt au sein de nos divers gouvernements, n’avait osé en parler, si ce n’est pour annoncer solennellement qu’il ne pouvait être question de réarmer l’Allemagne…

A la proposition américaine, le gouvernement français a répondu par une proposition dont l’objet était d’« intégrer » des Allemands dans une armée qui n’aurait pas le caractère d’une armée nationale. Cette proposition allait loin dans sa rigueur logique. On n’envisageait même pas un régiment de nationalité allemande ; des soldats allemands étaient placés par petits groupes dans d’autres unités. Projet séduisant, en théorie, mais que sa rigueur rendait difficile à réaliser. Au surplus, à supposer qu’il fut un point de départ, une telle conception du rôle militaire des Allemands ne pouvait se prolonger longtemps.

La proposition française ne fut pas acceptée, même à titre de première étape. C’est alors qu’avec la complicité d’un gouvernement français désemparé et heureux de gagner quelques mois, le consentement d’un gouvernement américain assez incrédule au premier abord, puis convaincu par les affirmations de M. Jean Monnet, le problème du réarmement allemand fut saisi par les théoriciens — je dirai presque par les théologiens — du transfert de souveraineté.

A ce point de l’histoire il convient de revenir quelques mois en arrière.

Le gouvernement américain, avant d’envisager le réarmement de l’Allemagne, avait estimé nécessaire de libérer l’industrie allemande, notamment les mines et la sidérurgie de la Ruhr, des sujétions imposées par les vainqueurs. La situation du monde imposait une révision des idées qui avaient eu cours en 1944. Il était notamment nécessaire d’accomplir un effort pour lier à l’Occident cette grande part de l’Allemagne que les trois alliés avaient prise en charge au lendemain de la capitulation. Il fallait porter l’espoir des Allemands vers l’Occident. Il fallait mettre l’économie allemande au service de l’Occident ; sur cette voie, une première mesure apparut nécessaire : relever ou supprimer le « plafond » maximum de production imposé à l’industrie ; diminuer, et peut-être faire disparaître, les interdictions de fabrication. Voilà sans doute ce qu’il parut très difficile de faire accepter aux opinions européennes, et d’abord à l’opinion française. De cette difficulté jaillit l’idée de chercher quelque moyen exceptionnel de réussite. C’est ainsi que germa le projet d’une « communauté européenne » dirigée par des fonctionnaires impartiaux et recevant des divers Etats le droit de commander à toutes les mines et aux industries lourdes. L’idée, accueillie par M. Robert Schuman, se transforma en une très haute vision d’un « marché commun » et d’une réconciliation politique fondée sur la prospérité que ferait naître ce marché commun.

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Raymond Aron et la théorie des relations internationales (S. Hoffmann)

Né à Vienne (Autriche) en 1928, Stanley Hoffmann vit en France de 1930 à 1955, année de sa nomination comme professeur à Harvard. Il y enseigne, notamment, les sciences politiques et la civilisation française. En 1968, il fonde le Centre d’études européennes de Harvard, dont il reste président jusqu’en 1995, tout en enseignant à l’Institut d’études politiques de Paris et à l’École des hautes études en sciences sociales. Immédiatement après la mort de Raymond Aron, Stanley Hoffmann offrait à Politique étrangère une synthèse de sa pensée, rendant ainsi hommage à une vision internationale d’un libéralisme lucide et réaliste. Ce texte a été publié pour la première fois dans Politique étrangère, no 4/1983.

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L’ampleur de l’œuvre de Raymond Aron a toujours fait le désespoir de ses commentateurs – et de ses disciples. On peut s’attendre à la publication de divers textes inédits ; néanmoins, hélas, cette œuvre est désormais achevée. Ce qui devrait permettre d’étudier enfin, en profondeur, la contribution scientifique qu’elle a apportée – de séparer en quelque sorte les deux activités que Raymond Aron a menées de concert et a souvent entremêlées : l’activité proprement journalistique, commentaires d’une actualité qu’il se sentait le devoir d’élucider et d’interpréter, et l’activité du théoricien, philosophe de l’histoire, sociologue des sociétés contemporaines, ou critique de la pensée politique et sociale des grands auteurs.

La note qui suit n’a d’autre objet que de résumer brièvement ce qui me semble avoir été la contribution scientifique de Raymond Aron à la théorie des relations internationales. Je ne parlerai donc guère d’ouvrages, ou de parties d’ouvrages, qui relèvent avant tout du commentaire de l’actualité, ni même de ce qui, dans son œuvre, prend la forme du récit historique (comme la majeure partie de République impériale) ; je ne dirai rien non plus du premier volume de Clausewitz qui appartient au vaste domaine de la critique des grands auteurs. Je ne recommencerai pas non plus l’analyse détaillée de Paix et guerre que j’avais publiée peu après la sortie de ce maître livre.

Il n’est pas possible de se livrer à cette étude sans être frappé par l’originalité de l’apport de Raymond Aron. Par rapport aux travaux français antérieurs, avant tout : en gros, jusqu’au début des années 1950, la politique extérieure et les rapports entre les États étaient du ressort des historiens, des juristes, dans une moindre mesure des économistes. C’est Raymond Aron qui, dans ce pays, a véritablement créé une discipline autonome des relations internationales, située au carrefour de l’histoire, du droit, de l’économie, mais aussi de la science politique et de la sociologie, et caractérisée par ce que l’on pourrait appeler un ensemble cohérent et rigoureux de questions, qui tendent à rendre intelligibles les règles constantes et les formes changeantes d’un type original d’action : celui que mènent sur la scène mondiale les représentants des unités, diplomates et soldats, autrement dit la conduite diplomatico-stratégique. Les lois et modalités de cette conduite faisaient déjà, à la même époque, l’objet de travaux importants aux États-Unis, et Raymond Aron n’a jamais cessé, dans ses livres et articles, de dialoguer avec ses collègues d’outre-Atlantique (en particulier Hans Morgenthau, l’émigré allemand dont l’influence fut si forte dans son pays d’adoption, à la fois sur les universitaires et sur les praticiens, Henry Kissinger – qui a été l’un et l’autre – tout particulièrement). Mais, par rapport aux spécialistes américains des relations internationales, l’originalité de Raymond Aron éclate aussi : comme nous le verrons, son coup d’œil est plus vaste, ses constructions sont plus souples (ce qui lui fut parfois reproché par des esprits avides de certitudes…), et ses analyses ont parfois précédé celles d’outre-Atlantique.

LA SPÉCIFICITÉ DES RELATIONS INTERNATIONALES

L’ambition de Raymond Aron est à double face – par un paradoxe fort caractéristique, sa pensée est à la fois audacieuse et modeste. L’audace apparaît dans la volonté même de présenter une théorie générale, en partant de ce qui fait la spécificité des relations internationales : « la pluralité des centres autonomes de décision, donc du risque de guerre », ou encore « la légitimité et la légalité du recours à la force armée de la part des acteurs ». Il en découle, en premier lieu, une règle impérative de conduite pour ceux-ci : « la nécessité du calcul des moyens » ; en second lieu, les six questions fondamentales pour l’étude des constellations diplomatiques (trois questions objectives : détermination du champ, configuration des rapports de puissance dans ce champ, technique de guerre ; et trois questions subjectives ou « idéologico-politiques » : reconnaissance réciproque, ou non, des unités, rapports entre politique intérieure et extérieure, sens et buts de cette dernière) ; en troisième lieu, la mise en forme des réponses à ces questions dans l’étude des systèmes internationaux – ensembles organisés en fonction de la compétition entre leurs unités – et dans la typologie de ces systèmes (pluripolaires et bipolaires). L’analyse des systèmes a été très poussée aux États-Unis, vers la fin des années 1950. Mais celle de Raymond Aron est doublement originale. D’une part, comme il met l’accent sur la spécificité des relations internationales, sur la différence fondamentale entre politique extérieure et politique intérieure, entre le type idéal de la conduite diplomatico-stratégique (absence de pouvoir supérieur aux unités, absence ou faiblesse des valeurs communes) et le type idéal de la conduite que l’on pourrait appeler civique, il prend soin de partir de concepts propres aux relations internationales, alors que ses collègues américains partent souvent de « concepts qui s’appliquent à d’autres domaines que celui des relations internationales », tels que puissance et conflit. Raymond Aron, lui, prend soin de spécifier la différence entre la « politique de puissance » dans un milieu que domine le risque de recours à la force par les unités en compétition, et l’usage du pouvoir de contrainte au sein d’une collectivité par l’État qui en a le monopole, et il distingue aussi les tensions et conflits – matière première de toute société – des guerres – conflits violents entre unités politiques. D’autre part, la conception que Raymond Aron a des systèmes et de leur force contraignante ou déterminante par rapport aux unités qui en sont les éléments constitutifs est beaucoup plus modeste que celle d’un Morton Kaplan par exemple.

C’est là l’autre face de son entreprise théorique. Nul n’a montré de façon plus convaincante l’impossibilité de parvenir ici à un « système hypothético-déductif […] dont les relations entre les termes (ou variables) revêtent […] une forme mathématique » ; et cela, parce qu’à la différence d’autres actions, celle du diplomate et du soldat n’a pas de « fin rationnelle » comparable à celle du joueur de football (gagner) ou des sujets économiques (maximiser les satisfactions). Il en résulte, d’abord, que la théorie ne saurait guère aller au-delà d’une « analyse conceptuelle » qui a pour objet de « définir la spécificité d’un sous-système, [de] fournir la liste des principales variables, [de] suggérer certaines hypothèses relatives au fonctionnement d’un système ». Il en résulte ensuite que cette théorie ou conceptualisation est beaucoup plus difficile à séparer de l’étude sociologique et historique concrète (dont dépend l’intelligibilité des conduites des acteurs, de leurs calculs de forces et des enjeux des conflits), que dans le cas de la théorie économique : comprendre un système, ce n’est pas saisir les règles d’un jeu entre entités abstraites, x, y ou z, mais savoir quels sont les traits originaux d’États nationaux bien différenciés, par exemple. C’est pourquoi les systèmes sont « au sens épistémologique du terme, indéfinis » : « d’aucune théorie on ne saurait déduire comme conséquence nécessaire la mise à mort industrielle de millions de Juifs par les hitlériens », ni d’ailleurs les relations interindividuelles ou interétatiques qui constituent le commerce pacifique entre les collectivités. Autrement dit, la conceptualisation de Raymond Aron mène à la théorie de ce que Rousseau avait nommé « l’état de guerre », non à celle de la société transnationale ou du système économique mondial, qui obéissent à d’autres règles, à une autre logique ; et même dans son domaine légitime elle ne permet pas de saisir, à elle seule, le comportement des acteurs.

Lorsque Raymond Aron traite de celui-ci, ses analyses semblent se rattacher à l’école « réaliste », école illustre et vénérable, puisque l’on peut compter parmi ses membres le père fondateur de l’étude des relations internationales, Thucydide, Nicolas Machiavel, Thomas Hobbes, le sociologue Max Weber tant admiré par Raymond Aron, et, parmi les contemporains, Hans Morgenthau, Edward H. Carr, le théologien protestant américain Reinhold Niebuhr et George Kennan : nécessité du calcul des forces, rôle déterminant de la force parmi les éléments de la puissance, permanence des ambitions nationales et des périls pour la survie, impératif de l’équilibre, impossibilité d’une « morale de la loi » et d’une paix par le droit, sagesse d’une morale de la responsabilité plutôt que d’une éthique de la conviction, importance des facteurs géopolitiques dans la détermination des objectifs des États, rôle primordial de ceux-ci parmi tous les acteurs sur la scène du monde, possibilité de concevoir la politique comme « l’intelligence de l’État personnifié » (plutôt que comme celle d’une classe ou d’une idéologie, ou comme un processus complexe et indécis), tels sont les points communs à tous les « réalistes ».

Mais si l’on compare Raymond Aron aux autres, on découvre quatre séries de différences. La plus importante est d’ordre conceptuel. D’une part, comme on l’a déjà vu, Raymond Aron se distingue de Machiavel, Hobbes et Morgenthau en refusant de voir dans la quête de la puissance l’essence de toute politique, en distinguant politique intérieure et extérieure, et aussi puissance comme moyen et puissance comme fin. D’autre part, en ce qui concerne le domaine spécifique des relations internationales, il se méfie de concepts passe-partout qui semblent au premier abord cerner la spécificité de la conduite diplomatico-stratégique, mais se révèlent équivoques ou dangereux à l’analyse. C’est ainsi qu’il pourfend la notion d’intérêt national, clef de voûte de la théorie de Morgenthau, mais formule tirée d’« une pratique et [d’] une théorie des époques heureuses », où existait « un code non écrit du légitime et de l’illégitime », alors que dans les périodes révolutionnaires « aucune puissance ne restreint ses objectifs à l’intérêt national, au sens qu’un Mazarin ou un Bismarck donnait à ce terme », et que cet intérêt est alors largement défini en termes idéologiques.

La critique des concepts trop abstraits et simplistes est liée à un trait essentiel du « réalisme » aronien : il renoue avec Thucydide en plongeant en quelque sorte la théorie dans l’histoire, afin de veiller à ce que celle-là n’aille jamais au-delà de ce que celle-ci enseigne, et ne soit pas plus rigide et plus prescriptive que ce que l’histoire permet : sur ce point, le contraste avec les ambitions normatives et la volonté de prévision des théoriciens américains est frappant. Il s’agit aussi de soumettre les concepts généraux à la critique de l’histoire. Pour Raymond Aron, la théorie devait à la fois compléter et s’insérer dans la « sociologie historique » des relations internationales. C’est l’histoire, en effet, qui montre la nature indéfinie des systèmes. Raymond Aron a toujours rejeté les déterminismes et les thèses « monistes » qui cherchent à expliquer des phénomènes complexes par un seul facteur. Il a toujours cherché à séparer les causes profondes des accidents, et à montrer comment s’opérait la conjonction de séries historiques distinctes. « Le cours des relations internationales reste suprêmement historique, en toutes les acceptions de ce terme : les changements y sont incessants, les systèmes, divers et fragiles, subissent les répercussions de toutes les transformations […], les décisions prises par un ou quelques hommes mettent en mouvement des millions d’hommes et déclenchent des mutations irréversibles… ». C’est dans Les Guerres en chaîne (1951), lorsqu’il analysa les origines et la dynamique de la guerre de 1914, qu’il a le plus puissamment montré comment un « raté diplomatique » et une « surprise technique » se sont conjugués pour produire une catastrophe dont personne ne voulait, et une « guerre hyperbolique » entièrement imprévue. Plus tard, il devait, dans son livre sur la diplomatie américaine, montrer à la fois le caractère inévitable de la guerre froide, et le côté beaucoup plus accidentel de certains de ses développements.

Une troisième différence importante porte sur l’idée, si fréquente chez les « réalistes », du primat de la politique extérieure. Un théoricien américain contemporain, Kenneth Waltz, que l’on peut rattacher à cette école a, pour édifier une théorie rigoureuse des relations internationales, voulu ramener celle-ci à l’étude des rapports entre la structure du système (définie comme la distribution de la puissance entre les unités) et les relations que celles-ci ont les unes avec les autres : ce qui revient à exclure toute considération de ces « sous-systèmes » que constituent les régimes politiques et économiques, les rapports sociaux, les idées, au sein des unités. Raymond Aron – même s’il a parfois, comme dans République impériale, traité trop rapidement des déterminants intérieurs d’une politique étrangère – a affirmé que « la théorie des relations internationales ne comporte pas, même dans l’abstrait, une discrimination entre variables endogènes et variables exogènes». C’est « la parenté ou, au contraire, l’hostilité des régimes établis dans les États » qui dicte la distinction importante entre systèmes homogènes et systèmes hétérogènes (empruntée à Panayis Papaligouras) – une distinction qui résulte de l’idée que « la conduite extérieure des États n’est pas commandée par le seul rapport des forces » : les objectifs sont partiellement fixés par la nature du régime et par son idéologie. L’issue des conflits limités de l’ère nucléaire n’est pas, elle non plus, dictée par le seul rapport des forces, comme l’a montré la guerre du Vietnam : là, c’est l’impossibilité de parvenir au « but politique » – un gouvernement sud-vietnamien capable de se défendre seul – qui a entraîné la défaite militaire du plus fort.

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