Cet article, rédigé par Marc Crapez, est issu de la revue de lecture de Politique étrangère volume 76, n°3, paru à l’automne 2011, portant sur l’ouvrage de Marcel Gauchet « L’Avènement de la démocratie, t. III. À l’épreuve des totalitarismes, 1914-1974 » (Gallimard, 2010).

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Vers 1900, le socialisme se scinde. Pour Edouard Bernstein, la démocratie est la « condition » du socialisme qui est le successeur chronologique du libéralisme et même son « héritier spirituel légitime ». Le socialisme est un libéralisme organisateur, une application de la démocratie à toute la vie sociale. Pour Karl Kautsky, au contraire, la « conscience » socialiste ne surgit pas spontanément mais uniquement sur la base d’une profonde connaissance scientifique et le « porteur » de la science n’est pas le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois. Lénine adopte cette conception d’une conscience de classe apportée de l’extérieur à un peuple réformiste. Étant donné cette extériorité de la révolution envers la dynamique sociale spontanée, la conquête du pouvoir requiert un instrument spécialement conçu à cet effet, et son exercice un appareil d’État spécifique.

Le premier conflit mondial donne aux peuples le sentiment d’avoir retrouvé des vérités premières de l’existence politique. Marianne Weber, l’épouse du sociologue, salue « l’heure de la désindividualisation », une soif d’idéal et d’abnégation dans laquelle communie François Lachelier, jeune intellectuel socialiste et petit-fils du philosophe Jules Lachelier. Selon le juriste fasciste Alfredo Rocco : « La société a des buts propres de conservation, d’expansion et de perfectionnement distincts de ceux des individus qui, à un moment donné, la composent ». Ces affirmations, que la démocratie libérale hésite à prendre en compte (et qui resurgissent encore de nos jours), furent enrôlées dans l’orbite des totalitarismes et contribuent à expliquer la séduction de leurs sirènes.

L’auteur dépeint à merveille comment le totalitarisme se regarde pris dans un corps-à-corps titanesque avec l’Histoire. Ses victoires ne peuvent être qu’à la Pyrrhus car, guetté par des maux de corruption bureaucratique, il trahit ses promesses et, pour détourner l’attention, doit toujours poursuivre sur sa lancée, mobiliser l’enthousiasme, augmenter la mise, élever le niveau des ambitions, élargir le théâtre des opérations. C’est l’une des raisons pour lesquelles le nazisme se lance dans une escalade de tueries. En 1945, triomphent l’État providence, la volonté de pluralisme politique et l’ambition de justice sociale. La social-démocratie anglaise de William Beveridge laisse libre cours à l’inventivité des membres de la société dans des carrières ouvertes et compétitives. Aujourd’hui, c’en est fini du totalitarisme. L’unité politique a définitivement pris la relève de « l’unité religieuse ». C’était un soubresaut de la vieille idée de cohésion et d’unification religieuse, une tentative de renouer avec l’appartenance organique en y faisant converger les volontés individuelles, de ressusciter la forme religieuse par des moyens séculiers, de réinventer « de l’ancien en des termes modernes ».

En tant qu’auteur de référence, Marcel Gauchet pourrait décevoir sur la forme par un manque de concision. Sur le fond, il interprète l’aprèsguerre comme relance d’une phase du processus de sortie du religieux et comme réponse sociale-démocrate à un besoin d’incarnation politique, qui aurait su dépasser « l’abstraction » individualiste du libéralisme en se situant « à distance égale de l’illusion libérale et de l’illusion totalitaire ». Peut-être est-ce oublier qu’avantguerre, Raymond Aron et d’autres libéraux antitotalitaires conseillaient aux démocraties de se réformer au lieu de surenchérir dans l’abstraction de l’antifascisme social-démocrate. Gauchet risque de passer à côté de son sujet en affirmant que les totalitaires cachaient le dessein inavoué d’une réaction religieuse. Loin de vouloir « retrouver les façons de faire habituelles », le totalitarisme fut, aux yeux d’une jeunesse avide de nouveauté et révoltée contre les routines, une tentative avant-gardiste de promouvoir la mobilité sociale contre les rigidités sociales. Le totalitarisme fut pionnier dans tout ce que Gauchet décrit comme des innovations d’après-guerre : la sécurité sociale, le dirigisme, le plan, la statistique, le renforcement de l’exécutif, voire l’écologie et la contre-culture. Mais en 1945, des soldats américains horrifiés obligent la population allemande environnante à venir voir les rescapés du camp de Dachau. C’est le choc de la révélation des meurtres de masse (nazis, japonais et soviétiques) qui déconsidère le militarisme, la chasse aux opposants et le mépris de la vie humaine. Le totalitarisme était une modernisation accélérée qui fit table rase en fonctionnant sur le mensonge et sous la tutelle du scientisme. Il est rejeté au profit d’une patiente entreprise démocratique qui élève le niveau de vie, laisse vivre en paix et permet l’épanouissement personnel.