Cette recension est issue de Politique étrangère 2/2013. Julien Cécillon propose une analyse de l’ouvrage de Jenny White, Muslim nationalism and the new Turks (Princeton, NJ, Princeton University Press, 2012, 240 pages).

00-WhiteDans cet ouvrage, l’anthropologue Jenny White analyse le passage d’un nationalisme traditionnel, kémaliste et laïque à un « nationalisme musulman », néo-ottoman mais qui n’en n’est pas moins fondé sur la « turcité ». L’islam y prend une dimension essentielle mais ne s’inscrit pas dans le mouvement transnational islamique (l’Umma). La religion demeure enserrée dans l’étau national turc. Symbole de la Turquie version AKP, ce nationalisme turc islamisé redécouvre et réinvente l’Empire ottoman, présenté comme une nouvelle source identitaire, tant du point de vue des modes de vie que de celui des politiques publiques. Il prospère chez les nouvelles élites anatoliennes et dans la classe moyenne, mais aussi dans les banlieues conservatrices.
Toutefois, même triomphant, ce nouveau sentiment national est à l’origine d’un certain nombre de tensions dans la société turque. Il s’agit non seulement de la confrontation avec les élites kémalistes traditionnelles, mais aussi d’un problème d’intégration des minorités du pays. Le nationalisme musulman s’avère finalement tout aussi incapable que le kémalisme d’inclure les laissés pour compte du projet national turc : Kurdes, Alévis, minorités non musulmanes.
Malgré ce constat irréfutable, Jenny White paraît se perdre dans ce phénomène qui semble si divers qu’il est parfois difficile d’en saisir toutes les variantes. Comme l’auteur le souligne à juste titre, « tout comme les Inuits ont beaucoup de mots pour décrire la neige, les Turcs ont de multiples mots pour représenter le fait d’être un sujet national turc ». Et c’est dans ce constat de diversité que semble se perdre l’analyse. Au-delà de cette transition d’un nationalisme laïque à un nationalisme musulman, on peine à suivre la logique de l’auteur. L’ouvrage n’en ouvre pas moins des pistes pertinentes, qui mériteraient d’être plus poussées. La dimension « genre », à savoir la place du nationalisme chez les femmes turques, grandes délaissées du projet national, est une piste abordée sur un chapitre seulement, sans véritable analyse empirique. Si le charme des multiples anecdotes ponctue savoureusement la lecture, il ne rattrape pas les lacunes de l’ouvrage. Ainsi la question kurde n’est-elle que trop rarement mentionnée. La construction d’un nationalisme kurde parallèle au nationalisme turc est une problématique que l’auteur aurait légitimement pu aborder. La comparaison avec la France, dont le projet national a servi de modèle à la Turquie, est évoquée, mais l’idée est trop brièvement traitée pour être véritablement instructive. En dépit de ces lacunes, l’ouvrage reste novateur et constitue un excellent point de départ pour tout lecteur désireux de se familiariser avec la première des passions turques : le nationalisme.

Julien Cécillon

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