Auteur de l’article « La Turquie, entre coup d’État et référendum » paru dans le numéro d’été 2017 de Politique étrangère (2/2017), Ahmet Insel, chroniqueur au quotidien Cumhuriyet et ancien professeur à l’université Galatasaray d’Istanbul, répond à trois questions en exclusivité pour politique-etrangere.com.

Turquie, entre coup d'Etat et référendum

1) Quelles ont été les grandes étapes de la vie politique turque depuis le coup d’État de juillet 2016 ?

La proclamation de l’état d’urgence, quatre jours après le coup d’État avorté, a ouvert la voie au règne général de l’arbitraire. Le gouvernement, en violant les limites que la Constitution impose au champ de compétence de l’état d’urgence, utilise depuis lors ce pouvoir exceptionnel pour purger massivement l’administration des éléments indésirables, et fermer des écoles, des universités, des journaux, des fondations et des associations par simple décision administrative, sans aucun recours possible. La seconde étape a été le projet d’amendement constitutionnel, préparé à la va-vite avec le soutien inattendu du leader du parti d’extrême droite, le Parti d’action nationaliste (MHP), qui instaure un régime hyper-présidentiel et donne au président élu tous les pouvoirs, y compris le contrôle de la justice et la possibilité de gouverner par décrets.

Ces amendements constitutionnels ont été soumis au référendum le 16 avril 2017 et adopté avec une très faible majorité. Le rapport des observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) souligne l’énorme inégalité entre les partisans du « oui » et ceux du « non » lors de la campagne référendaire, la suspension du droit au rassemblement sous prétexte d’état d’urgence, la détention des députés du parti d’opposition, le Parti démocratique des peuples (HDP), et de graves irrégularités lors du dépouillement des bulletins avec la bénédiction des autorités judiciaires chargées de surveiller les élections.

La campagne référendaire a aussi donné l’occasion au président Erdogan d’entamer une vive polémique avec l’Union européenne (UE), notamment avec l’Allemagne et les Pays-Bas à la suite de la limitation par ces pays des meetings de soutien au « oui » organisés avec la présence des ministres du gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP). Les accusations de nazisme et de fascisme prononcées par Erdogan à l’encontre des dirigeants de ces deux pays ont renforcé dans l’opinion publique européenne la conviction qu’il est désormais impossible de poursuivre le processus d’adhésion de la Turquie à l’UE.

Enfin la détention d’une dizaine des députés du HDP – notamment de ses co-présidents –, la nomination des administrateurs judiciaires dans trois quarts des municipalités dirigées par le parti pro-kurde et la mise en détention des maires élus, ainsi que la reprise des opérations militaires contre les positions tenues par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ont éloigné encore plus l’espoir d’une reprise des négociations pour résoudre pacifiquement le problème kurde.

2) Concrètement, quels effets immédiats perçoit-on dans la vie politique turque à la suite du référendum d’avril 2017 ?

Le référendum prévoit la mise en application du nouveau régime en deux étapes. D’une part, il permet tout de suite au président de devenir membre d’un parti politique ; d’autre part, il impose de former dans les 30 jours le nouveau Conseil des magistrats et des procureurs. Il s’agit des dispositions que Tayyip Erdogan tenait le plus à faire entrer en vigueur. En effet, début mai, il a adhéré de nouveau à l’AKP et lors d’un congrès extraordinaire le 21 mai, il est redevenu président de ce parti. Ainsi, concrètement, la Turquie a actuellement un président de la République qui est aussi président du parti majoritaire au Parlement, et un Premier ministre qui est vice-président de l’AKP et en même temps le président du groupe parlementaire de ce parti. La séparation – ne serait-ce que symbolique – entre les pouvoirs législatif et exécutif n’existe plus. Erdogan est un chef de parti qui bénéficie en même temps de l’irresponsabilité politique reconnue aux présidents de la République ! Nommé président du parti, il a tout de suite modifié les membres des instances dirigeantes de l’AKP qui s’est transformé totalement en un parti personnel.

Fin mai, la nomination des 11 membres du nouveau Conseil des magistrats et des procureurs a été effectuée. Tayyip Erdogan en a nommé quatre et sa majorité parlementaire, les sept autres. Désormais les nominations et les avancements des magistrats seront entièrement sous contrôle de Tayyip Erdogan. Depuis le coup d’État, le quart du corps judiciaire a été limogé et les nouvelles nominations dans les postes vacants de juges se font par des procédures spéciales accélérées, avec une forte majorité des avocats membres de l’AKP parmi les nouveaux nommés.

Les autres dispositions prévues dans les amendements constitutionnels acceptés entreront en vigueur à la suite de la future élection présidentielle de 2019. Les résultats du référendum ont revigoré l’opposition qui espère pouvoir garder l’unité du camp du « non » pour l’élection présidentielle à venir, espoir qui s’avère pour le moment être un vœu bien difficile à réaliser. En revanche le référendum a révélé la polarisation extrême de la Turquie, divisée en deux parts égales : d’un côté les partisans d’Erdogan qui lui vouent un véritable culte ; de l’autre ceux qui lui manifestent une haine profonde. Le reflet de cette polarisation est très visible dans la répartition géographique des résultats du référendum.

3) Comment qualifier le régime mis en place par Erdogan et quelles évolutions peut-on anticiper ?

Le régime qui est mis en place est bien plus qu’un simple autoritarisme mais il n’est pas non plus une dictature classique. Il s’agit d’une autocratie élective. C’est une autocratie, parce que tous les pouvoirs, sans exception, sont concentrés dans les mains d’une seule personne. La justice est sous le contrôle personnel d’Erdogan ainsi que le pouvoir religieux, via la Direction des affaires religieuses. Enfin l’armée est totalement chamboulée par les purges successives depuis 2008. Actuellement 40 % des généraux de l’armée turque sont en détention et environ 10 % des officiers ont été limogés.

Tayyip Erdogan exprime de plus en plus ouvertement sa volonté de poursuivre une politique de réislamisation de l’espace public. Il fait notamment généraliser progressivement des cours de religion dans l’enseignement et soutient activement le développement des écoles religieuses. Pour assurer sa réélection en 2019, il poursuit l’absorption du parti d’extrême droite par l’affichage d’une posture islamo-nationaliste. Lors du congrès extraordinaire de l’AKP, il a fait inscrire dans les statuts « quatre principes » : un seul État, une seule nation, une seule patrie et un seul drapeau. Deux autres principes, sans être prononcés, s’ajoutent en creux aux quatre autres : une seule langue (le turc) et une seule religion (islam sunnite). Et un seul chef, cela va sans dire !

La fermeture officieuse de la perspective d’adhésion à l’UE, les nouvelles tensions avec certains membres de l’OTAN comme l’Allemagne ou l’Autriche, les échecs successifs dans la politique extérieure, et la disparition de la sécurité juridique réduisent l’attractivité de la Turquie pour les investisseurs étrangers. Or la Turquie a un besoin structurel de l’apport de capitaux extérieurs pour assurer sa croissance. Le gouvernement essaye de compenser le désamour croissant des investisseurs internationaux pour la Turquie par l’apport des capitaux du Golfe et sans trop regarder l’origine des fonds qui arrivent dans le pays. L’année dernière, la ligne « erreur et omission » de la balance des paiements affichait environ dix milliards de dollars, c’est-à-dire l’équivalent d’un peu moins d’un mois d’exportations.

***

Retrouvez l’article d’Ahmet Insel sur Cairn.

S’abonner à Politique étrangère.