Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne de Politique étrangère (n°3/2017). Delphine Allès propose une analyse de l’ouvrage de Kent E. Calder, Singapore: Smart City, Smart State (Brookings Institution Press, 2016, 256 pages).

Kent E. Calder se donne le double projet de définir le concept « d’État intelligent » et de détailler les caractéristiques qui inscrivent Singapour dans cette catégorie. Le smart state est selon lui capable de « percevoir et répondre de manière efficiente aux difficultés extérieures (géographiques, démographiques, financières, politiques et technologiques) et aux marchés, en utilisant les dernières avancées en matière de technologies de l’information et de la communication ». L’auteur assume la dimension normative de son analyse et ne cache pas son admiration pour les réalisations du système politique, économique et social singapourien.

Il revient sur les innovations mises en œuvre depuis l’indépendance de la cité-État (1965), notamment en matière de management public, pour compenser ses handicaps stratégiques et économiques et se positionner en carrefour politique et économique mondial. L’ouvrage présente à cet égard un utile panorama des politiques publiques singapouriennes, et des aspects qui font de la cité-État un modèle pour ses homologues développés (en tant qu’État-providence fiscalement viable) comme pour de nombreuses villes en développement (en tant que ville « vivable » malgré sa densité démographique).

On peut s’interroger sur le choix du qualificatif smart state plutôt qu’État-stratège (avec des dirigeants planifiant leurs objectifs et déployant les moyens à leur disposition pour les atteindre) ou entrepreneurial (cherchant à maximiser sa prospérité en minimisant ses investissements), mâtiné d’une forme de paternalisme. L’État singapourien définit en effet les composantes essentielles du bonheur de ses citoyens et leur enjoint de les poursuivre, à travers ses politiques d’ingénierie sociale (par exemple, le fait d’imposer une certaine répartition ethnique dans les logements publics, largement majoritaires dans l’île) ou économique (en imposant par exemple une épargne personnelle et en favorisant l’accès à la propriété).

Certains silences doivent également être évoqués. Le modèle politique et économique singapourien est largement décrit à travers la gestion semi-privée de nombreux services publics, mais les processus décisionnels ayant déterminé ces choix sont éludés, de même que l’étroite imbrication entre les sphères politique et économique. Si la viabilité du modèle socio-­économique singapourien est louée, l’augmentation des inégalités, source de tensions sociales croissantes, est abordée très rapidement et sans revenir sur les stratégies envisagées par les autorités pour y faire face. Les effets du paternalisme sur la créativité singapourienne, source de préoccupation pour les autorités elles-mêmes, ne sont pas non plus soulignés. Enfin, l’auteur n’évoque que très rapidement les contestations suscitées par ce smart modèle, alors que la gestion de l’opposition et la canalisation de ses modes d’expression constituent un défi pour sa stabilité.

L’ouvrage sera utile au lecteur en quête d’un éclairage sur les spécificités du modèle singapourien et son émergence progressive, ou à l’étudiant en politiques publiques désireux de saisir les ressorts d’une combinaison unique entre vision politique et économique à long terme, constructivisme social et stabilité institutionnelle. Il souligne par ailleurs utilement le rôle central des villes, catalyseurs de la mondialisation et acteurs économiques et politiques d’une importance croissante au côté des États sur la scène mondiale.

Delphine Allès

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