La rédaction a le plaisir de vous offrir à lire ce second article, « Les États au Moyen-Orient: crise et retour », écrit par Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie contemporaine de l’Ifri, et paru dans notre nouveau numéro (n° 1/2018), « États : quel nouveau souffle ? ».

L’analyse de la faiblesse des États en Afrique du Nord et au Moyen-Orient occupe en continu les politologues pratiquement depuis leur création, sur les ruines de l’empire ottoman et après l’échec des colonisations ­européennes. Le constat est généralement celui d’États faibles, pourtant paradoxalement qualifiés de « forts », et qu’il faudrait en réalité plutôt qualifier de « durs ». Cette dureté étant celle de régimes établis, en l’absence d’alternance démocratique, comme propriétaires exclusifs et intransigeants d’institutions qui exercent le monopole de la force sur le territoire – soit la classique définition wébérienne de l’État.

Des régimes durs pour des États faibles, qui s’avèrent incapables d’exercer efficacement d’autres missions que la sécurité, interprétée de façon ­toujours plus large. Les révoltes des printemps arabes, dirigées à ­partir de 2011 contre ces régimes sont parfois parvenues à les déboulonner (Tunisie, Égypte), ou les ont a minima fragilisés (Irak) ou ailleurs inquiétés (monarchies dans leur ensemble : pays du Golfe, Jordanie, Maroc). Elles ont, du même coup, rappelé les imperfections chroniques de ces États, et fait craindre leur effondrement. Dans plusieurs pays, les affrontements ont effectivement dégénéré en guerres civiles menaçant l’existence même des États (Libye, Syrie, Yémen) ; les institutions de la Turquie, censément très solides, subissent aussi directement l’onde de choc du chaos arabe ; l’Iran, qui semblait dans cette conjoncture presque pouvoir prétendre au titre de seul État stable du Moyen-Orient, a été rattrapé par la contestation fin 2017.

L’horizon apocalyptique des nouveaux conflits – le discours religieux étant fortement mis à contribution pour soutenir l’entreprise de ­destruction des institutions – désamorce trop souvent la raison. Pourtant, l’acharnement de certains acteurs contre les États dans leur forme actuelle, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient –, vise d’abord à les retailler – territorialement, institutionnellement –, ou à les réformer, voire en réclamer de nouveaux: l’État connaît dans la région une vie nouvelle, même si elle est mouvementée.

Fin de cycle pour des États imparfaits

La question de l’incurie des États était bien au cœur des révolutions arabes : leurs défauts originels les ont fragilisés au point de remettre en cause de façon radicale les régimes, les institutions, parfois même les frontières. Cet effondrement accéléré apparaît a posteriori comme la conséquence logique de faiblesses originelles devenues structurelles en quelques décennies.

Des dysfonctionnements largement documentés

Il est généralement admis que les États d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, nés de l’ordre colonial, cumulent les imperfections de cet ordre même ; des imperfections figées et parfois décuplées par les crises même qui ont permis les indépendances Les deux faiblesses majeures généralement soulignées sont l’inadéquation des frontières d’une part, et de l’autre le décalage entre la structure des sociétés et les institutions des États.

La plupart de leurs frontières seraient artificielles et ne consacreraient pas des territoires cohérents. On retrouve ici la trace des découpages arbitraires effectués au moment du démantèlement de l’empire ottoman. Les frontières au Moyen-Orient sont effectivement contestées depuis longtemps lorsqu’elles fragmentent des espaces homogènes du point de vue humain. Les travaux des géographes montrent d’ailleurs qu’en temps de paix elles sont très pragmatiquement remises en cause par des flux de ­circulations variés (hommes et marchandises), souvent illégaux, et qui se soucient peu de ces délimitations. En temps de crise cependant, la fermeture des frontières fait au contraire monter la pression sociale dans des espaces qui, sans ces coupures, seraient spontanément partagés.

Les ordres politiques et institutionnels seraient en outre généralement inadaptés aux caractéristiques de sociétés fondamentalement structurées par le tribalisme et d’autres solidarités communautaires, ethniques ou religieuses. Ces sociétés initiales empêchant, dans la plupart des contextes, la constitution d’une société civile à même d’exprimer une demande politique collectivement recevable. Le résultat est que le fait minoritaire domine, en positif ou en négatif, les dynamiques politiques de la région. Le destin des minorités brimées (Kurdes, chiites en Irak jusqu’à l’intervention américaine), mais aussi celui des minorités qui se sont emparées des États pour se protéger (la Syrie sous la domination alaouite des Assad, l’Irak de Saddam Hussein kidnappé par les sunnites), jusqu’au consociationnisme libanais, qui traduit dans les institutions même les arrangements entre communautés religieuses, rappellent que l’arène politique est un champ de rivalités où le compromis est rare.

Une dynamique de détérioration structurelle

Le rôle du contexte économique dans les crises politiques récentes doit être rappelé, car il met aussi en lumière l’incapacité des États. L’événement conventionnellement retenu comme le déclencheur des printemps arabes est la mort à Sidi Bouzid, en Tunisie, d’un jeune marchand ambulant de fruits et légumes, Mohamed Bouazizi qui s’est immolé le 17 décembre 2010 pour protester contre la confiscation de sa charrette par la police. Cet épisode tragique illustre le potentiel explosif du décalage entre croissance économique et démographie dans la plupart des pays de la région, qui ne peuvent offrir d’emplois à une population encore jeune et nombreuse. Emmanuel Todd et Youssef Courbage notaient dès 2007 que les transitions démographiques rapides et l’élargissement de l’accès à l’éducation étaient en train de bouleverser l’ordre social des pays arabes. […]

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