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L’article « Les grands ensembles africains. Aspects économiques et financiers de l’industrie saharienne » a été écrit par Jean-Michel de Lattre, et publié dans le numéro 5/1955 de Politique étrangère.

Plus que jamais l’avenir de l’ensemble africain français commande celui de la France. Largement, il commande aussi celui de l’Occident européen.

Le développement en Afrique des « grands ensembles industriels » est un des moyens de cet avenir. La France, si elle veut maintenir son autorité internationale et continuer à jouer son rôle de grande puissance mondiale, doit savoir s’adapter à l’évolution du monde moderne dans ses concepts comme dans ses techniques. Il serait vain et dangereux de croire que la création d’ensembles industriels est susceptible de remédier globalement au déséquilibre économique, social, fondamental de l’Union française. Le déséquilibre appelle d’autres solutions, d’autres réformes. Mais les ensembles industriels peuvent contribuer à établir des « points de force ».

La mise en valeur des confins algéro-marocains sahariens peut être considérée comme la première expérience de montage d’un grand ensemble industriel. Le gouvernement français accorde à cet effort une attention de plus en plus large. Secteur public et secteur privé auscultent la terre saharienne et sont à l’écoute de ses réponses. A l’étranger, les industriels s’interrogent ; les gouvernements s’informent. Pourquoi créer un ensemble industriel au Sahara ? Quelles sont les conceptions et les méthodes qui président à cet effort ? Quels renseignements peut-on dégager des études en cours ?

S’agit-il là d’une simple bouffée de romantisme technologique — comme le disent certains — et qui disparaîtra rapidement ? S’agit-il, au contraire, d’une œuvre significative du devenir de l’ensemble eurafricain français ? « Ce sont les faits qui louent, ce sont les faits qui blâment », disait un philosophe. Regardons-les.

S’il est vrai que l’organisation complémentaire de l’économie métropolitaine et de l’économie africaine doit être le programme de toute politique soucieuse de la tradition et de l’équilibre français aussi bien que des exigences du monde moderne, voyons ce que les « ensembles » industriels, par leurs conceptions et par leurs méthodes, peuvent apporter à ce grand dessein.

Évolution des données mondiales

Pour les entreprises comme pour les Nations, de nombreux facteurs incitent à la constitution de « grandes entités régionales » et de « grands ensembles industriels ». Les raisons qui incitent à ce mouvement irréversible sont les uns d’ordre politique, les autres d’ordre technique. Pour telles de ces Nations, il s’agit de défendre ou de promouvoir une idéologie politique, car elles sont maintenant averties que tout système politique est étroitement dépendant d’un certain développement économique. Pour telles autres, la nécessité de produire à des prix de revient toujours plus bas les contraint à développer une structure technique de plus en plus coûteuse. En un mot, l’importance croissante des investissements techniques et financiers, comme l’obligation de plus en plus impérieuse de trouver des débouchés, entraînent la constitution d’ensembles, de combinats, d’unités économiques permettant le fonctionnement de circuits de production et de consommation harmonieusement équilibrés.

Sur le plan de la Nation, la prospérité américaine nous est un exemple. Elle provient en partie de l’aménagement du continent américain en un vaste « ensemble industriel », établi sur des bases compétitives et rentables. On sait que ce vaste ensemble est régi par les principes de l’économie de marché. Mais le pouvoir central exerce de plus en plus une action d’initiative et de contrôle sur ce marché afin d’en assurer l’équilibre interne. Il n’est plus guère possible de prétendre se trouver encore au sein d’une économie libérale. On s’éloigne là sensiblement du capitalisme classique. Il s’agit de quelque chose de nouveau : d’un capitalisme révisé, soutenu et contrôlé par une action gouvernementale. On assiste à une transformation progressive mais profonde de l’économie américaine, qui consiste en ce que, dans ce vaste ensemble industriel, l’action conjuguée du secteur public et du secteur privé vise à un équilibre constant entre les forces de production et de consommation. On sait comment, au delà du rideau de fer, un autre principe et d’autres méthodes prétendent à constituer un autre vaste ensemble et une autre cohérence industrielle parfaite.

Entre ces deux termes, que peut tenter la France ?

Les difficultés éprouvées dans la constitution de l’ « Europe des six » semblent prouver que toutes les nations en cause ne sont pas encore convaincues de l’idée européenne ou du moins de la possibilité de la réaliser.

Qu’on le veuille ou non, l’Union française — en dépit du vouloir et de la préférence des hommes — est hors d’état de vivre dans un circuit totalement ouvert à la concurrence étrangère. Les États-Unis pareillement. Contrainte d’organiser sa structure économique et sa défense stratégique, le devoir demeure pour elle de concevoir et de mener à bien une politique constitutive d’une grande entité régionale : du Rhin au Congo. Elle ne perdra rien à intégrer solidement Métropole et Outre-Mer, avant de penser à intégrer l’Union française dans l’Europe-Unie.

Mais il lui faut agir, agir au rythme même de la transformation du monde. Agir avant que ne s’accentue l’écart entre elle et les autres grandes entités régionales. Dans une vaste perspective économique et sociale, le développement africain s’impose. La France doit le considérer. Car la «relance africaine » peut contribuer à la « relance économique française» en même temps que permettre la « relance européenne ».

L’idée européenne a subi un déclin prononcé ; aucune des nations intéressées n’envisage de transférer à un organisme supranational les éléments essentiels de sa souveraineté.

Par contre, la recherche de l’unité s’exprime par le biais des agences spécialisées, par l’appel à une méthode fonctionnelle et non plus institutionnelle.

Cette méthode, appliquée avec prudence, parla France, en Afrique, en des secteurs délimités, pour des produits déterminés, n’est-elle pas susceptible de faire apparaître l’Eurafrique comme une solution possible alors que l’Europe, pour l’instant, semble être une fiction, un jeu de l’esprit ? C’est en Afrique que se fera l’Europe.

Au moment où l’Union française cherche ses assises, des solutions constitutionnelles concrètes, des éléments permanents de stabilité et de cohérence, des ciments de nature à unir les intérêts comme les cœurs de ses diverses populations, on ne saurait douter que l’aménagement de grands ensembles industriels lui apporterait une contribution du plus haut prix, avec les bienfaits infinis d’un assemblage économique et de liens fédéraux.

L’Union française traverse une crise sérieuse. Examinons très brièvement, au risque de les déformer quelque peu, les divers aspects de cette crise :

a. Crise politique : au sein de l’Union française existent, de plus en plus avouées, des tendances fédéralistes, autonomistes. De tous côtés, on réclame la révision de la Constitution de 1946, et notamment de son titre VIII.

b. Crise économique : l’économie française connaît de profondes difficultés. Pour la qualifier, les mots de sclérose et de malthusianisme nous deviennent familiers. Elle ne possède pas, nous dit-on, les structures nécessaires pour faire face aux tâches modernes ; à bien des égards, on peut se demander si un esprit constructeur l’anime encore… Il lui faudrait se reconvertir, c’est-à-dire orienter autrement son activité pour retrouver des «productions exportables », c’est-à-dire qui font actuellement défaut dans l’économie internationale comme dans l’économie française, au lieu de favoriser des « productions inexportables » (vin, agrumes) parce qu’en excédent sur les marchés étrangers aussi bien que français.

Il est incontestable que les territoires d’Outre-Mer pourraient contribuer à un meilleur équilibre de la balance des paiements en exportant, contre des devises fortes, des matières premières de base.

c. Crise sociale : malgré l’œuvre immense accomplie par la France, l’Afrique du Nord connaît une grave crise sociale due à une énorme poussée démographique entraînant un abaissement du niveau de vie. Il est donc souhaitable que l’industrialisation, conçue d’une façon raisonnable, s’y développe. Il ne s’agit pas d’y sacrifier l’agriculture à l’industrie. C’est là querelle de doctrinaires. La vérité s’y trouvera dans le respect des diverses vocations africaines. Un équilibre constant et fécond devrait être maintenu entre les deux mondes africains, les pays de structure traditionnellement agricole d’une part, les régions à vocation industrielle d’autre part.

à. La France et l’Europe connaissent un même et grave péril militaire. Le pacte Atlantique laisse subsister d’inquiétantes lacunes dans son dispositif sud ; il ne peut présenter une structure solide sans un développement industriel africain.

— Du point de vue africain, deux tendances se partagent les élites : islamisme ou eurafricanisme ? Les Africains doivent-ils se rattacher à la Communauté islamique ou, au contraire, s’associer à l’Europe ? Si l’Europe tend à se constituer en communauté avec l’Afrique, elle doit se l’attacher par des liens économiques dont l’importance exprimera la solidarité réelle des deux continents.

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