Suite au sondage réalisé sur ce blog, nous avons le plaisir de vous offrir en avant-première l’article du numéro d’hiver 2019 de Politique étrangère (n° 4/2019) – disponible dès la semaine prochaine – que vous avez choisi d'(é)lire : « L’Afrique du Sud, un modèle démocratique fragilisé ? », écrit par Victor Magnani, chercheur au Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri.

Vingt-cinq ans après ses premières élections libres et démocratiques, l’Afrique du Sud a organisé le 8 mai 2019 les sixièmes élections générales de son histoire. L’African National Congress (ANC) a largement dominé le champ politique et électoral depuis 1994, mais s’est présenté à ces élections avec quelques incertitudes. En effet, l’image du parti avait été ternie ces dernières années par de nombreux scandales de corruption et par des critiques reprochant à l’ANC son incapacité à corriger de profonds déséquilibres économiques et sociaux hérités de la période d’apartheid.

Jacob Zuma, impliqué dans différentes affaires de corruption ou d’utilisation frauduleuse des deniers publics, a cristallisé les mécontentements, devenant la cible principale de l’opposition ; et les mauvais résultats de l’ANC lors des élections municipales de 2016 ont contribué à fragiliser sa position, y compris dans son propre camp. Une faction opposée au président en exercice s’est ainsi constituée autour de Cyril Ramaphosa lors des élections internes du parti en décembre 2017. Cette faction l’a emporté de justesse – moins de 200 voix d’avance sur près de 5 000 délégués – et a réussi à pousser Jacob Zuma à la démission le 14 février 2018.

Devenu président de la République sud-africaine, Cyril Ramaphosa entendait incarner le changement, en promettant d’éradiquer la corruption et de relancer l’économie du pays. Ces deux thèmes ont ainsi été au cœur de la campagne électorale de 2019. Ramaphosa s’est également engagé sur un sujet d’une grande portée symbolique, mais sensible économiquement et socialement : la redistribution des terres sans compensation.

Le résultat des élections n’a été ni un succès ni une défaite pour l’ANC. Le parti a certes connu son plus faible score historique lors d’élections nationales, avec 57 % des voix, mais il a néanmoins rebondi par rapport aux élections municipales de 2016. Il conserve par ailleurs la majorité absolue dans 8 des 9 provinces sud-africaines. La seule province qui lui échappe, le Cap-Occidental, reste aux mains de l’Alliance démocratique (DA). Les résultats ont été jugés décevants pour l’opposition. La DA a obtenu un peu plus de 20 % des voix, ce qui est encore loin de mettre en péril la domination de l’ANC, et surtout elle perd des voix alors que sa progression électorale avait été constante depuis la création du parti en 2001. Les Combattants pour la liberté économique (EFF), parti de gauche radicale issu d’une scission de l’ANC, ont obtenu moins de 11 % des voix, illustrant leurs difficultés à convaincre une large base électorale, notamment parmi les électeurs déçus de l’ANC. Contrairement aux élections municipales de 2016 où ils avaient fait office de « faiseurs de roi » en nouant des accords avec la DA pour exclure l’ANC de la direction de certains conseils municipaux, ils n’ont pas été en mesure cette fois-ci de contester la majorité absolue de l’ANC dans les provinces.

Vingt-cinq ans après l’avènement de la démocratie en Afrique du Sud, l’ANC reste donc dominant dans le champ politique. Ceci s’explique notamment par une légitimité historique liée à son engagement dans la lutte contre l’apartheid, à un ancrage local dû à ses liens avec les syndicats et la société civile, à la confusion qui s’opère parfois entre l’État et le parti pour la distribution d’aides sociales, mais aussi à la difficulté pour l’opposition de convaincre et d’incarner une offre politique alternative.

Pourtant, la situation économique et sociale du pays reste précaire. La croissance est atone, le taux de chômage officiel avoisine les 30 %, les entreprises publiques ou parapubliques présentent des résultats économiques très préoccupants, les inégalités sont parmi les plus élevées au monde, la criminalité est un problème sécuritaire majeur et, enfin, l’accès aux services publics reste difficile, notamment dans les zones les plus pauvres du pays. Tout ceci provoquant une hausse de la contestation sociale qui relativise la domination de l’ANC dans l’espace politique sud-africain.

Le pays est aujourd’hui une démocratie fonctionnelle et les principes démocratiques se sont institutionnalisés au cours des vingt-cinq dernières années. On verra toutefois que cet ancrage démocratique, son modèle de gouvernance et de régulation des conflits, sont parfois remis en cause à la fois par des pratiques de corruption, par la persistance d’une situation économique et sociale fragile, et par une expression politique citoyenne qui se détourne de plus en plus des règles du jeu électoral.

Une architecture démocratique fonctionnelle

Sortie de l’apartheid par une transition négociée et relativement pacifique, l’Afrique du Sud a posé les fondements, au tournant des années 1990, d’un régime politique démocratique. Pour ce faire, des prisonniers politiques ont été libérés (dont Walter Sisulu en 1989 et Nelson Mandela en 1990) et les principales lois du système d’apartheid ont été abrogées en 1991 : le Population Registration Act qui classait et enregistrait chaque habitant du pays en fonction de ses caractéristiques raciales, le Natives Land Act qui réservait 7 % du territoire aux populations noires et leur interdisait d’acquérir ou de louer des terres en dehors des bantoustans, le Group Areas Act qui obligeait les populations à résider dans des zones urbaines d’habitation selon le groupe racial qui leur était assigné, et le Separate Amenities Act qui légalisait la ségrégation raciale dans les lieux, les véhicules et les services publics.

Le 25 octobre 1991, 92 organisations liées par leur opposition à l’apartheid se sont réunies à Durban pour former le Front patriotique et définir une stratégie commune sur le processus de négociation. Le mécanisme et les aspects techniques de la transition et d’un changement de direction politique ont été clarifiés. À la fin de la conférence, toutes les organisations ont convenu qu’un gouvernement intérimaire était nécessaire pour gérer la transition. Des lignes directrices ont été proposées, définissant les responsabilités du gouvernement intérimaire : mettre en œuvre un contrôle non partisan des forces de sécurité, du processus électoral, des médias d’État, et élire une assemblée constituante sur la base « un homme une voix », qui rédigerait et adopterait une Constitution démocratique. Ce processus de négociation a connu des soubresauts, avec notamment le retrait de l’ANC en juin  1992, mais il a posé les fondements des principes démocratiques de la « nouvelle » Afrique du Sud, qui se retrouvent dans la Constitution intérimaire de 1993 ainsi que dans la Constitution définitivement adoptée en octobre 1996.

La réconciliation, contrat fondateur

Cette nouvelle Constitution incarne une rupture démocratique en fondant la citoyenneté sur le respect de l’égalité des droits de chacun et en mettant en place un cadre juridique empêchant tout retour à la situation d’apartheid. L’organisation des premières élections libres et non raciales d’avril 1994 a consacré cette conversion au régime démocratique, et la notion de « réconciliation » a servi de contrat social fondateur de la nouvelle nation sud-africaine. […]

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