Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (3/2012). Yves Gounin, conseiller d’État, propose une analyse de l’ouvrage de Gaëtane Ricard-Nihoul, Pour une fédération européenne d’États-nations. La Vision de Jacques Delors revisitée (Bruxelles, Larcier, 2012, 208 pages).
Gaëtane Ricard-Nihoul a été à bonne école. Pendant près de sept ans, cette jeune chercheuse belge a travaillé pour le think tank Notre Europe fondé par Jacques Delors. Rien d’étonnant à ce qu’elle publie un plaidoyer engagé en faveur d’un concept inventé et promu par l’ancien président de la Commission : celui de fédération d’États-nations.
Si Jacques Delors n’a utilisé cette expression qu’en 1994 (dans une interview à Der Spiegel), elle résume bien l’approche qui fut la sienne de la construction européenne, à égale distance d’un fédéralisme naïf et d’un patriotisme frileux. Il s’agit de « concilier ce qui apparaît à beaucoup inconciliable : l’émergence de l’Europe unie et la fidélité à notre nation, à notre patrie » (discours au collège de Bruges, 17 octobre 1989).
La formule a été décriée, certains y voyant un oxymore. Par un emprunt intelligent aux travaux du politiste Olivier Beaud, l’auteur démontre qu’il n’en est rien. Dans sa Théorie de la fédération (PUF, 2007), O. Beaud oppose à l’État fédéral, tel qu’on le rencontre aujourd’hui aux États-Unis ou en Allemagne, un nouveau concept conçu comme un « ordre politique sans souveraineté » : formé comme une confédération par l’union volontaire d’États mais, à la différence des fédérations, sans les absorber dans un nouvel État, cette « fédération fédérative » n’est pas un État. Elle réalise par construction un équilibre instable entre deux forces : l’unité qui pousse les États fédérés à s’unir, et la diversité qui les conduit à défendre leurs singularités.
Ces développements théoriques, moins abstraits qu’ils n’y paraissent, sont le soubassement d’une réflexion très concrète sur l’avenir de l’Union européenne (UE), d’autant plus nécessaire que l’échec du traité institutionnel en 2005 semble avoir inhibé la réflexion politique sur l’Europe. G. Ricard-Nihoul identifie trois grandes problématiques.
La première est celle des compétences. Elle est centrale pour Jacques Delors, qui répète inlassablement que le fédéralisme permet « de dire qui fait quoi ». On sait depuis Maastricht que le choix du niveau de compétences doit être guidé par le principe de subsidiarité. Mais qu’il s’agisse – comme l’énumère l’article 2 du traité de Lisbonne – de compétences exclusives, partagées ou complémentaires, dans les trois cas le système est celui d’une imbrication permanente entre les niveaux de pouvoir. Le modèle du gâteau à couches séparées (layer cake model) reflète moins bien la réalité que celui du gâteau marbré (marble cake model).
La deuxième problématique est celle du gouvernement : quel leadership dans un système consubstantiellement traversé par un courant de forces contradictoires, les forces centripètes incarnées par la Commission – dont l’objet social est, selon la jolie expression de Jacques Delors, de « penser chaque jour à l’Europe » – s’opposant aux forces centrifuges du Conseil – où les représentants des États dénoncent, parfois non sans schizophrénie, dans leur capitale, les textes qu’ils ont votés à Bruxelles ? Critiquant le choix d’opposer au président de la Commission un président stable du Conseil européen, G. Ricard- Nihoul plaide en faveur d’une autorité unique à double casquette, qui permettrait de rapprocher les deux institutions au lieu de les opposer.
La troisième est celle de la démocratie. L’auteur rejette la critique d’un « déficit démocratique » : nul n’accède au niveau européen à une position de décideur politique sans avoir été choisi au terme d’une élection. Mais elle souligne deux défauts de la construction européenne. Le premier est l’insuffisante articulation entre débats démocratiques nationaux et européen, faute d’un véritable espace public européen. Le second est la domination étouffante d’une démocratique consensuelle à Bruxelles. Ce double constat aurait pu déboucher sur une proposition audacieuse : l’élection au suffrage universel direct d’un président de l’Union ; mais l’auteur la récuse au motif qu’elle serait contraire à l’essence d’une fédération d’États-nations dont la légitimité des dirigeants doit procéder à la fois des États et des citoyens.
L’histoire de l’Europe n’est pas celle de la construction d’une fédération sans cesse plus intégrée devant déboucher sur la création d’un État souverain. Un modèle politique inédit doit être forgé, capable de satisfaire les aspirations schizophrènes des citoyens européens : l’aspiration au rapprochement face aux défis de la mondialisation, et la défense de la pluralité culturelle. Non pas « E pluribus unum » (de plusieurs, un seul) comme aux États-Unis mais « In varietate concordia » (l’unité dans la diversité).
Yves Gounin
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