Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (2/2012). André Brigot, professeur à l’EHESS, propose une analyse de l’ouvrage d’Alain Joxe, Les Guerres de l’empire global : spéculations financières, guerres robotiques, résistance démocratique (Paris, La Découverte, 2012, 261 pages).

Essayer de penser les liens entre le capitalisme financier, élément le plus perturbateur des sociétés contemporaines, les guerres majeures depuis la fin de l’URSS et enfin les voies d’une stratégie de paix : tel est le projet d’Alain Joxe. Pour exposer ce lien entre économie et violence, il avance qu’existe un système impérial global lié à l’exercice de la violence et qui organise un maintien de l’ordre global notamment grâce à l’usage de la mutation numérique.
La notion d’empire renvoie ici à un contrôle du globe « dont les grandes fédérations ou confédérations d’États (les États-Unis, l’Inde, la Chine, l’Union européenne [UE]) font partie », « empire sans nom » caractérisé par l’exercice d’une chrématistique globale (au sens de l’opposition aristotélicienne entre une finance « usuraire » et une économie productive). Cet empire exerce non plus une souveraineté étatique, mais une « gouvernance insécuritaire », par mise en place d’insécurités se substituant à l’ennemi disparu. Le même mouvement s’observe en économie, où la souveraineté des entreprises transnationales l’emporte sur celles des États, permettant un accroissement du profit par prédation. Cette prédation « systémique », « grâce à la révolution électronique, parviendrait à fuir les conséquences sociales des décisions spéculatives par l’échappée qu’autorise la globalisation, et à détruire la médiation politique et sociale des États démocratiques ». D’où l’hypothèse que « l’exploitation, comme un marché global d’addiction des besoins alimentaires de survie, naguère placés sous le contrôle modérateur d’un État […] mène à des catastrophes globales […] une guerre globale pulvérisée en versions locales sur l’ensemble des sociétés ».
Le raisonnement se poursuit dans une deuxième partie : « La définition de la sécurité par la croissance permanente d’un arsenal sans ennemi désigné ressemble à maints égards à la croissance sans limites des profits liés à l’usage de l’endettement usuraire. » L’auteur reprend une chronologie analytique des guerres menées par ou avec les États-Unis et leurs alliés, à travers l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). L’absence de buts politiques, au bénéfice d’objectifs militaires sans visée de long terme ou « fluides », entraîne une domination des facteurs techniques, donc la pression du complexe militaro- industriel. La technologie devient la seule stratégie dominante, incarnée dans le domaine aérien, puis de nouvelles forces terrestres elles-mêmes suréquipées en électronique. On passerait avec l’Afpak (Afghanistan-Pakistan) à une guerre à tout faire, lieu d’expérimentation qui servirait moins les intérêts des acteurs politiques (États- Unis et leurs alliés) que ceux du « système mondial de gestion de la violence ubiquitaire et de promotion d’un armement répressif informatisé moderne », et transformerait les armées en polices de l’« empire global ». D’où la nécessité d’une relecture de Clausewitz.
La troisième partie, « irénologique », vise à définir une « stratégie démocratique contre l’empire global ». Pour susciter un « soulèvement démocratique » contre la finance mondiale et l’empire usuraire, la démarche identifie les caractéristiques de la victoire politique du néolibéralisme de guerre, puis les vulnérabilités du système, enfin quelques voies et moyens d’une défense face aux « vraies nouvelles menaces » et aux théorisations de la répression. L’éthique démocratique à conforter reposerait sur « l’indignation ; la mémoire des échecs des libérations espérées ; la restauration des buts politiques ; le contre-courant éthique chez les militaires ; le rappel que les marchés sont d’abord des hommes… », ainsi que sur le recours à un nouveau droit international, réglementant les organisations globales, mais se développant aussi dans le cadre régional de l’UE, via notamment un « Conseil de sécurité de l’UE ».
Peu d’ouvrages entreprennent une analyse critique simultanée des transformations de l’économie mondiale, des affrontements militaires, des conséquences des technologies informationnelles qui les sous-tendent et des dommages sociaux qu’ils provoquent. L’emploi de termes ou de concepts venus de différents « champs », de métaphores et d’analogies facilite des rapprochements, lève bien des « voiles d’ignorance », suscite l’imagination, la réflexion et surtout l’espérance. Ce qui n’exclut pas la précision de certaines analyses, notamment dans la deuxième partie, la plus longue, consacrée aux transformations militaires. Inversement, l’ampleur même des domaines abordés justifie interrogations et doutes. Mais la puissance suggestive du livre qui les suscite en fait aussi le principal mérite.

André Brigot

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