Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (3/2012). Jérôme Marchand propose une analyse de l’ouvrage de Paul R. Pillar, Intelligence and US Foreign Policy: Iraq, 9/11, and Misguided Reform (New York, Columbia University Press, 2011, 413 pages).
Cet ouvrage est une perle rare, qu’il faut traiter avec considération, car il exprime le point de vue articulé d’un ex-analyste de la Central Intelligence Agency [CIA] face aux critiques venues frapper la communauté du renseignement américain à la suite du 11 septembre et de la polémique sur les armes de destruction massive (ADM) irakiennes.
Ancien gradé de l’US Army, Paul R. Pillar a travaillé au National Counterterrorism Center (NCTC), puis exercé de 2000 à 2005 la fonction de National Officer en charge du Proche-Orient et de l’Asie du Sud (National Intelligence Council, NIC). À ce poste, il a pu se familiariser avec les processus complexes de focalisation du blâme, qui sont de mise dans l’appareil d’État américain, chaque fois que celui-ci doit expliquer pourquoi telle attaque surprise a pris au dépourvu les instances gardiennes et exposé les insuffisances managériales du pouvoir central. L’auteur, on le devine, n’a guère apprécié de voir ses qualifications professionnelles et celles de ses collègues mises en doute dans l’arène publique. C’est pourquoi il a pris le parti de combattre les représentations biaisées élaborées par la classe politique et la haute administration à des fins auto-exonératoires, puis reprises et diffusées sans effort de distanciation critique par les médias de grande écoute.
Cet ouvrage reprend la plupart des argumentaires développés de longue date par les services spéciaux afin de combattre les critiques externes. Mais il le fait avec un art consommé de la dialectique et du raisonnement, qui tranche avec les sempiternelles geignardises de bureau. Point notable, Paul R. Pillar n’hésite pas à démystifier les appareils de renseignement. À ses yeux, la constitution récurrente de ces entités en boucs émissaires est fonction des ressources (pouvoirs/ talents) supérieures qu’on leur prête. Dans la réalité, nous explique l’auteur, illustrations à l’appui, les services de renseignements sont loin d’être omniscients. Et ils n’ont quasiment pas d’impact sur la prise de décision stratégique. En cause : la fermeture cognitive des décideurs politiques de haut niveau et les appétits de pouvoir de leurs conseillers personnels, mais aussi le manque de stature des analystes bureaucratiques lambda, sous-équipés en termes de capital symbolique (publications, expériences concrètes, relations), pas toujours protégés et défendus comme il le faudrait par leurs supérieurs.
Plus concrètement, cet ouvrage démonte dans le détail les manipulations tendancieuses auxquelles se livrent les représentants du Congrès et les staffs des commissions d’enquête, dès lors que se profile à l’horizon une grande refonte de la machinerie du renseignement, génératrice de gains de prestige. Les passages consacrés au rapport final de la Commission spéciale sur le 11 septembre méritent de ce point de vue une lecture attentive. Les remèdes proposés par Paul R. Pillar, en revanche, ne paraissent guère convaincants. Assurer la dépolitisation du renseignement, fort bien. Mais que pèse un service spécial qui refuse de rentrer dans le jeu de la connivence avec les pouvoirs en place ? De quels atouts propres dispose-t-il pour asseoir son indépendance et son autorité ? Comment peut-il persuader ses propres analystes de raisonner, non en termes carriéristes, mais en termes de vérités peu plaisantes à entendre et néanmoins incontournables ? L’ouvrage ne fournit pas vraiment de réponse convaincante à ces questions.
Jérôme Marchand
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