Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (3/2012). Marc Raffinot, maître de conférences à l’université Paris Dauphine, propose une analyse de l’ouvrage d’Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo, Repenser la pauvreté (Paris, Seuil, 2011, 422 pages).

Ce livre est une synthèse de travaux antérieurs réalisés par les auteurs ou d’autres chercheurs. Il constitue pour le lecteur l’occasion unique de suivre pas à pas une pensée exigeante, présentée de manière accessible même à des lecteurs non spécialisés.
Le titre français choisi pour ce livre est presque un contresens, car le livre ne se limite pas à « repenser » la pauvreté. Il promeut une « révolution tranquille ». Affirmant que les grandes politiques mises en œuvre n’ont guère réussi à réduire la pauvreté de masse dans les pays en développement, les auteurs cherchent très concrètement à identifier des « petits pas » qui pourraient être efficaces pour lutter contre divers aspects de cette pauvreté et finiraient par avoir un effet cumulatif, même dans des environnements politiquement peu favorables et corrompus. De nombreuses solutions aux problèmes de pauvreté peuvent être imaginées ; la question est de savoir pourquoi les pauvres ne les mettent pas en œuvre spontanément, alors qu’elles leur permettraient d’échapper aux « trappes à pauvreté ». Pourquoi n’utilisent-ils pas d’engrais ? Pourquoi ne choisissent-ils pas d’aliments plus nutritifs ?
Pour identifier ces « petits pas », en attendant l’« étincelle » qui engagera ces pays dans un véritable processus de développement, les auteurs ont fixé des standards élevés de rigueur scientifique. Ils dénoncent la pensée paresseuse qui fonctionne à partir de préjugés ou de postulats non vérifiés. En effet, il est bien difficile a priori de dire ce qui marche et ce qui ne marche pas pour réduire la pauvreté et d’expliquer pourquoi – surtout quand tant d’intérêts sont en jeu que l’idée d’une évaluation rigoureuse ne trouve pas que des partisans enthousiastes.
Le grand apport de A. V. Banerjee et E. Duflo, qui a fait leur célébrité, est leur volonté de promouvoir l’évaluation rigoureuse de certaines initiatives dans des domaines très divers (la nutrition, la microfinance, l’éducation, la santé, la distribution d’engrais, etc.). Ils ont (ré)introduit dans les sciences sociales les évaluations aléatoires utilisées depuis longtemps dans le domaine de la santé pour tester l’efficacité de nouveaux médicaments ou traitements. Pour éviter les biais dans l’évaluation, il faut tirer au hasard les individus qui feront l’objet de l’évaluation avant que l’initiative ne soit lancée et calculer ensuite l’impact différentiel pour les bénéficiaires. Cette méthode a permis de montrer, par exemple, que le microcrédit constitue un outil puissant pour améliorer le sort des pauvres, mais pas une solution miracle. Toutes les personnes qui reçoivent un microcrédit ne sont pas des entrepreneurs susceptibles d’investir de manière efficace pour sortir de la « trappe à pauvreté ». Et la méthode de prêt solidaire, si elle limite les risques du prêteur, limite aussi la prise de risque des emprunteurs.
Une conférence tenue en mars 2012 à l’initiative de l’Agence française de développement avec le réseau d’économistes européens European Development Network (AFD-EUDN), intitulée « Malaise dans l’évaluation : quelles leçons tirer de l’expérience du développement[1] ?», a confirmé l’intérêt des évaluations aléatoires, mais aussi leurs limites (en dehors de leur coût élevé et des problèmes éthiques bien connus). La méthode ne semble vraiment pertinente que dans des cas où la chaîne causale est facile à retracer et les effets attendus parfaitement mesurables. Par ailleurs, un travail réalisé dans le cadre de DIAL[2] (Développement, institutions et mondialisation) montre que très peu de chercheurs africains ont participé aux évaluations aléatoires en Afrique, ce qui limite l’appropriation de la méthode et des résultats.

Marc Raffinot

1. Voir le site : <http://www.afd.fr/home/presseafd/evenements/conference-eudn/EUDN2012>.
2. V. Mendiratta, Report Impact on Evaluation in Sub-Saharan Africa, Paris, université Paris Dauphine, 2011-2013, « Document de travail ».

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