Cet entretien fait suite à la publication, dans Politique étrangère 3/2012, de l’article de Virginie Collombier, intitulé « Égypte : les Frères musulmans et la bataille pour le pouvoir”. Virginie Collombier est chercheur au sein du programme postdoctoral de l’Institut universitaire européen de Florence et chercheur associé à l’Arab Reform Initiative. Elle répond à trois questions pour politique-etrangere.com.
Comment les relations civilo-militaires ont-elles évolué en Égypte depuis la publication de votre article ?
Contre toute attente, Mohamed Morsi a rapidement écarté le Conseil supérieur des forces armées (CSFA) du pouvoir après son élection à la présidence de la République. Dès le 12 août, il a en effet promulgué une déclaration constitutionnelle qui lui conférait l’essentiel des pouvoirs – en particulier législatifs – jusque-là détenus par le CSFA. S’il a échoué à rétablir dans ses fonctions l’Assemblée du peuple dissoute par la Haute Cour constitutionnelle, M. Morsi est parvenu à restaurer ses prérogatives de président élu – il est même allé au-delà.
Outre la mise en retraite du chef du CSFA et ministre de la Défense, Hussein Tantaoui, et du chef d’état-major, Sami Annan, remplacés respectivement par Abdel Fatah al-Sissi, jusqu’alors chef du renseignement militaire, et par Sedki Sobhi, un profond remaniement a eu lieu au sein de la hiérarchie militaire. Des dizaines de généraux ont été mis en retraite.
Si de nombreuses rumeurs ont circulé quant à la proximité idéologique d’Al-Sissi avec les Frères musulmans, ce coup de force réussi de M. Morsi n’a vraisemblablement été possible que parce que le président a disposé d’appuis au sein des forces armées.
Depuis lors, il semble qu’il ait donné suffisamment de garanties aux militaires pour que ceux-ci ne s’opposent pas à lui. Le projet de nouvelle Constitution répond largement à leurs exigences : le ministère de la Défense reste confié à un militaire ; le budget des forces armées n’est pas soumis à un véritable contrôle parlementaire ; dans certains cas, des civils pourront toujours être jugés par des tribunaux militaires. Il semble par ailleurs exclu que des poursuites pénales soient engagées à l’encontre des militaires pour leur rôle dans la répression de la contestation, notamment lors des événements survenus à la fin de l’année 2011 au Caire.
Comment faut-il interpréter les mesures successives prises par le président M. Morsi pour élargir ses pouvoirs ?
Confronté à une opposition croissante et à un risque de blocage du processus politique, M. Morsi a choisi de passer en force. Alors que la plupart des membres non islamistes avaient décidé de ne plus participer aux travaux de l’Assemblée constituante pour protester contre le monopole exercé par les Frères musulmans et les salafistes, et alors que la Haute Cour constitutionnelle menaçait d’invalider cette même Assemblée, le président a promulgué le 22 novembre un décret constitutionnel rendant inattaquables toutes les décisions prises par lui depuis son élection et rendant impossible la dissolution judiciaire de l’Assemblée constituante et de la Chambre haute du Parlement.
L’institution judiciaire – et avec elle l’État de droit – a été la cible principale de ce nouveau coup de force. Après avoir écarté les militaires, M. Morsi s’efforce de s’assurer le contrôle des différentes institutions étatiques, arguant du fait qu’elles doivent être purgées des hommes de l’ancien régime et que le pays doit être remis en marche.
Dans ce contexte, les critiques se sont amplifiées à l’égard de M. Morsi et des Frères musulmans, accusés de chercher à monopoliser le pouvoir et à détruire tous les pôles d’opposition susceptibles de leur faire obstacle. Le 24 novembre, sans information préalable, M. Morsi a ainsi ratifié une nouvelle loi relative aux syndicats, selon laquelle le ministre de la Main-d’œuvre – affilié aux Frères musulmans – pourra désormais nommer une partie des membres du conseil d’administration de la Fédération égyptienne des syndicats de travailleurs (ETUF).
Le scénario d’une Égypte basculant dans une dictature islamiste est-il crédible ?
La mobilisation récente a montré qu’une grande partie des Égyptiens n’est pas prête à accepter l’avènement d’une nouvelle dictature. Les décisions prises par M. Morsi – et de manière générale sa manière de gouverner – ont accentué la polarisation de la société. Les positions des islamistes, comme celle de leurs opposants, se sont radicalisées au cours des dernières semaines, au point que tout dialogue semble désormais impossible.
Les Frères musulmans restent toutefois convaincus que la majorité des Égyptiens sont derrière eux et que cela rend légitimes toutes leurs décisions. Pour M. Morsi, l’adoption expresse du projet de Constitution par l’Assemblée constituante était un moyen de sortir de la crise provoquée par son décret constitutionnel sans avoir à faire marche arrière.
Le président est par ailleurs soumis à une pression accrue de la part de la confrérie. Tout blocage du processus constitutionnel aurait signifié un report des élections législatives. Or les Frères musulmans, dont la popularité a fortement décliné au fil des mois, souhaitent que ces dernières aient lieu au plus vite, afin d’éviter que la dégradation de la situation économique ne se traduise par de mauvais résultats électoraux.
Si le projet de Constitution recueille une majorité lors du référendum prévu le 15 décembre, M. Morsi pourra une nouvelle fois se prévaloir du résultat des urnes pour légitimer son action a posteriori. Même s’ils sont confrontés à une contestation croissante, les Frères musulmans mobiliseront leur machine électorale, qui reste puissante, face à des partis de l’opposition qui n’ont a priori pas encore les moyens de rivaliser.
Cependant, même en cas de victoire, le choix du nouveau pouvoir de passer en force porte atteinte non seulement à sa légitimité, mais aussi à la cohésion et à la stabilité du pays.
Virginie Collombier
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