Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (4/2012). Alexandre Kateb propose une analyse de l’ouvrage de Ruchir Sharma, Breakout Nations: In Pursuit of the Next Economic Miracles (New York, W.W. Norton & Co., 2012, 304 pages).

Le thème des pays ou des marchés émergents suscite beaucoup d’intérêt, tant de la part des décideurs économiques et politiques que du grand public. Lorsque les perspectives de croissance s’assombrissent dans les économies avancées de ce que l’on appelait encore il y a quelques années la Triade (Europe occidentale, États-Unis, Japon), c’est vers ces nouveaux marchés et ces économies à forte croissance que se tournent les regards et les appétits. Le livre de Ruchir Sharma, devenu un bestseller, s’inscrit dans une littérature croissante sur ces marchés et ces pays, qui se décline sous des formes multiples, des plus savantes aux plus anecdotiques, des plus objectives aux plus biaisées par des considérations commerciales.
Natif de l’Inde, banquier chez Morgan Stanley à New York, R. Sharma adopte d’emblée le point de vue d’un investisseur étranger sur ces marchés. Mais dans le cadre de son travail, il voyage beaucoup et alimente sa réflexion des discussions qu’il a pu avoir à la fois avec des décideurs politiques de haut rang, comme Vladimir Poutine auquel il a décrit sans ambages la perception qu’avaient les investisseurs de la situation en Russie, et des chauffeurs de taxi qui délivrent une mine d’informations sur la réalité des pays visités. C’est ce qui donne sa saveur à ce livre, qui peut se lire comme des « impressions de voyage » étayées par des analyses économiques, financières et politiques. On apprend ainsi que le prix d’un cocktail dans les palaces est un bon indicateur du potentiel économique d’un pays. Ou encore que le marché des films de série Z au Nigeria est en plein boom et qu’il reflète l’essor de la classe moyenne dans ce pays. C’est aussi dans cet aspect anecdotique que résident les limites du livre, car R. Sharma se contente bien souvent de juxtaposer des anecdotes personnelles, des remarques pertinentes et des conclusions tirées de « notes de recherche » à vocation commerciale, rédigées pour son employeur.
Sur le fond, on retiendra que la Chine va connaître une phase de décélération durable de son économie, qui ne débouchera pas nécessairement sur une crise ; que l’Inde et le Brésil doivent desserrer les goulots d’étranglement liés aux infrastructures et au poids de la bureaucratie ; que la Russie est un petrostate dont la gouvernance gagnerait à être améliorée ; et que l’Afrique du Sud reste une économie rentière, avec des inégalités abyssales entre Blancs et Noirs. Tout cela est connu. Plus intéressants, les chapitres sur la Turquie et sur la Corée du Sud, deux pays émergents qui sont souvent présentés comme des modèles de réussite. L’auteur décrypte les changements successifs de paradigme économique dans ces pays et l’habileté de leurs dirigeants à concilier justice sociale, redistribution et croissance. En revanche, on regrettera l’accent quasi religieux mis sur le rôle des marchés et la minoration du rôle de l’État dans le développement de ces pays, symptomatiques d’un certain mantra néolibéral encore porté par Wall Street. Ce « consensus de Washington » a été remis en cause sur les plans tant empirique que théorique (voir les travaux de Dani Rodrik ou de Ha-Joon Chang), mais il continue à structurer la vision du monde des banquiers anglo-saxons. En définitive, le livre de R. Sharma nous invite au voyage, mais on se gardera de prendre ses observations et ses prescriptions trop à la lettre.

Alexandre Kateb

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