La disparition de Margaret Thatcher, la Dame de fer, a suscité de nombreuses réactions, dont beaucoup d’hommages et d’autres plus retenues, voire aussi des critiques irrévérencieuses. À l’heure où un référendum dit « Brexit » se profile de plus en plus outre-Manche, nous vous proposons de relire un article sur les rapports entre Thatcher et l’Europe qui nous offre aussi un bon aperçu des nombreuses controverses que sa politique a pu déclencher. Précisons que Hugh Hanning, l’auteur de ce portrait guère tendre de l’encore Premier ministre en 1989, était lui-même membre du Parti conservateur.
Que peut espérer l’Europe de Margaret Thatcher ?
Margaret Thatcher commence à préoccuper sérieusement les leaders européens. À l’approche de ce nouveau thermidor que constitue 1992 pour l’Europe, ils se demandent : est-elle souple comme l’acier ou dure comme le fer ? Acceptera-t-elle de rejoindre l’Europe unie, ou devront-ils aller de l’avant et décider sans elle ?
Il est clair que l’on ne peut se fier à ses déclarations publiques. Lorsque l’on aborde des questions épineuses, telles que l’adhésion de la Grande Bretagne au Système monétaire européen, elle répond parodiant l’oracle Delphes : « Lorsque l’heure sera venue ». Mais, comme le soulignent ses critiques, dont une bonne partie de son propre cabinet, ce n’était pas l’heure lorsque la livre sterling était en baisse, ni maintenant que la monnaie britannique s’est considérablement raffermie. On se souvient des vers du poète Andrew Marvell : « Si le monde était immense et l’espace infini, Madame, prendre son temps ne serait pas un crime ». Il nous reste maintenant moins de trois ans et l’heure n’est plus aux tergiversations. Les Européens ont le droit de savoir à qui ils ont affaire afin de pouvoir prendre leurs dispositions.
La haine du partage du pouvoir avec qui que ce soit est le trait le plus caractéristique de Margaret Thatcher que l’on suit, tel un fil rouge, tout au long de ses dix années à la tête du gouvernement britannique. Cette haine s’est manifestée très tôt au sein du cabinet où elle a éliminé peu à peu tous ceux qui n’approuvaient pas sa politique économique, invoquant des motifs indubitablement constitutionnels, entre autres qu’elle ne souhaitait pas perdre de temps en discussions.
Rapidement, ce principe a franchi les portes du cabinet pour s’étendre au pays tout entier. Son objectif était d’abattre tous ceux qui osaient défier son autorité, sans tenir compte des idées. En termes de football, c’est ce que l’on appellerait « jouer l’homme au lieu du ballon ». La grève des mineurs qui, à plusieurs reprises, a pris des allures de bataille et a même sérieusement inquiété la couronne, était un règlement de comptes à l’égard d’Arthur Scargil qui avait remporté le précédent round.
C’était une guerre préparée à l’avance, et Scargil avait été précipité dans la bataille alors que les stocks de charbon étaient abondants.
De même, le débat sur les missiles de croisière a été mené à un niveau personnel très déplaisant. Les députés conservateurs sans portefeuille avaient été recrutés pour noircir le portrait de Monseigneur Bruce Kent.
L’un d’eux l’a même poursuivi à travers les États-Unis en racontant, à qui voulait bien l’entendre, que Bruce Kent était communiste, ce qui est faux. D’autres ont été jusqu’à demander au cardinal Hume de le relever de ses fonctions au sein de l’Église catholique. Une horde de chacals a essayé de faire passer le Comité en faveur du désarmement nucléaire (CDN) pour une organisation communiste, subventionnée par Moscou. Leur point de vue différait de celui de Lord Carrington qui m’a confié : « Je ne supporte pas ceux qui considèrent le CDN comme une organisation subversive ». Mais il rejoignait celui de Margaret Thatcher.
Joan Ruddock, l’une des responsables du CDN, a fait l’objet d’attaques dans l’enceinte du Parlement, qui auraient été taxées de diffamatoires à l’extérieur, parce qu’elle était accusée d’incompétence dans le cadre de ses fonctions au sein du « Citizens Advice Bureau ». Comme il est notoire que le CAB est un organisme qui fonctionne très bien et que Joan Ruddock est une personne très capable, même les députés conservateurs ont jugé ces attaques inacceptables et elles ont dû être retirées.
Ce ciblage d’individus qui osent apparemment défier son pouvoir, bien qu’ils ne représentent en fait que les caractéristiques mêmes d’une société pluraliste, n’a pas toujours été couronné de succès. Margaret Thatcher en veut à l’archevêque de Canterbury depuis qu’il a prononcé un sermon sur les Falkland à la cathédrale Saint-Paul, dans lequel il se félicitait de la paix sans faire l’éloge de la victoire militaire. Il a même fait montre d’une égale compassion pour les victimes des deux camps. Affublée d’un grand chapeau, Margaret Thatcher n’a pas souri. L’adhésion constante du prélat à ce qu’il faut bien décrire comme une politique « macmillaniste » ne l’amusait pas non plus. Celle-ci avait pour principe de mêler le respect des valeurs traditionnelles à la compassion envers les laissés-pour-compte de la société, particulièrement les chômeurs, et faisait donc preuve d’un engouement certain pour les modèles économiques expansionnistes. L’archevêque de Canterbury a même décrit Margaret Thatcher comme « cette femme à la voix effrayante qui a conduit tout le monde au chômage ».
Les valeurs de Margaret Thatcher sont celles des années 1930 (celles-là mêmes qui ont presque poussé MacMillan à rejoindre le parti socialiste), c’est-à-dire le capitalisme avec un minimum de divergences, qu’elles soient économiques, esthétiques ou morales. L’archevêque de Canterbury a tranquillement poursuivi sa leçon de morale comme si Margaret Thatcher n’existait pas, ce qui n’a fait que redoubler sa colère. Une fois, elle a riposté en attaquant violemment la femme de l’Archevêque par le biais du journal The Sun, son fidèle porte-parole.
Nous avons alors assisté à une extraordinaire bataille entre le 10 Downing Street et le palais de Buckingham. Pour un étranger, ce n’est peut-être pas un fait extraordinaire, mais pour la majorité des Britanniques, la réponse du Palais a été sans précédent. Déjà, dans les années 1930, alors que le jeune prince de Galles, qui devait devenir le roi Edward viii, visitait les mineurs au chômage en Pays de Galles du Sud et s’exclamait avec horreur « il faut absolument faire quelque chose », le Premier ministre Stanley Baldwin avait réagi vigoureusement contre ce qu’il considérait comme une ingérence constitutionnelle dans la politique. Aujourd’hui, les uns après les autres, les membres de la famille royale, s’inscrivent en faux contre les principes de base de la politique de Margaret Thatcher.
Le prince de Galles, comme l’Église d’Angleterre, rappelle sans cesse l’état lamentable des villes de l’intérieur du pays, état dont l’actuel gouvernement peut difficilement décliner toute responsabilité. La Reine et la princesse Anne ont toutes deux battu le rappel de l’aide internationale, alors que Margaret Thatcher réduisait la contribution de la Grande-Bretagne de plus de 0,5 % de la richesse nationale à moins 0,3 %. L’intervention de la Reine en faveur d’une petite organisation créée pour faire prendre conscience au peuple anglais des besoins du Tiers-Monde, illustre bien son refus d’obéir à des ordres. Dans le cadre de la politique gouvernementale de restrictions budgétaires, cette organisation aurait sans doute été appelée à disparaître, mais la Reine s’est interposée pour en prendre la direction. C’est sans doute la plus petite organisation dans laquelle elle se trouve impliquée et pour la première fois depuis des années elle a assisté à une première cinématographique en son nom.
Le duc d’Édimbourg et le prince Charles plaident régulièrement en faveur « d’un minimum de dissuasion nucléaire », théorie qui semble dénuée de sens pour Margaret Thatcher et pour laquelle elle n’éprouve aucune attirance.
Récemment, le mécontentement de la Reine et de l’Archevêque s’est encore aggravé. Commentant la progression des nationalistes écossais, la Reine a déclaré que ce phénomène ne l’étonnait pas : « Je me suis rendue à Glasgow à bord du H.M.S. Britannia. Ces gens manquent de tout ». Quant à l’Archevêque, il a déclaré lors d’une visite à Manchester cette année : « L’Église est partout, le Gouvernement nulle part ».
Margaret Thatcher voit dans ces déclarations une invitation au partage du pouvoir qui est le sien et ses ripostes sont parfois extravagantes. Juste avant Noël, son agence de presse a fait savoir qu’elle avait conseillé à la Reine de ne pas aller à Moscou. Le public britannique fut franchement horrifié par l’impertinence de cette démarche qui a été largement interprétée comme une preuve de jalousie. Il est, en effet, bien difficile de trouver d’autres raisons valables à ce conseil. Le Premier ministre est certainement agacé par le fait qu’à la suite de catastrophes comme celles de Clapham et de Lockerbie, le public préfère toujours voir la Reine ou le prince de Galles.
Le principe directeur de Margaret Thatcher est donc une hostilité profonde envers le partage du pouvoir avec qui que ce soit. Les leaders européens l’auront sans doute remarqué, et parfois jusqu’à l’écœurement, lors des réunions au sommet de la CEE. Il est difficile d’imaginer comment concilier ce trait de caractère avec la participation à une Europe plus unie. Ce qui semble presque certain c’est qu’étant ce qu’elle est, elle n’acceptera pas d’adhérer à une telle Europe, à moins que cette habitude autoritaire ne soit susceptible d’être modifiée. Il est donc temps de chercher à savoir ce qui se cache derrière cet attribut moteur. Pourquoi est-elle si vindicative ? […]
Hugh Hanning
Spécialiste des problèmes de défense, membre du parti conservateur.
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