À lire ci-dessous : l’article d’Andreï Tsygankov, “La Russie et le Moyen-Orient : entre islamisme et occidentalisme”, paru dans Politique étrangère 1/2013. Disponible ici en français (texte intégral en PDF).
Here are the first few paragraphs of Andreï Tsygankov’s paper on “Russia and the Middle East: Between Islamism and Westernism”, which was published in Politique étrangère 4/2012.
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Résumé : Au-delà des intérêts de puissance, le rejet de l’islamisme et de l’occidentalisme explique la position présente de la Russie au Moyen-Orient. Radicalisme menaçant directement la Fédération, l’islamisme incite Moscou à tendre la main aux régimes qui le combattent. Ethnocentrisme des démocraties visant à assurer leur domination, l’occidentalisme pousse la Russie à s’opposer à l’interventionnisme dans la région des puissances occidentales, tout en affirmant une voie civilisationnelle propre.

Couv PE 1-2013 HD petit formatDans les relations entre la Russie et l’Occident, la crise syrienne a exacerbé des tensions développées dès les années 1990. La première s’est montrée critique vis-à-vis des pressions exercées par le second sur l’Iran pour le pousser à respecter le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) et s’est opposée à l’usage de la force en ex-Yougoslavie ou en Libye. Les liens noués entre l’ancien président Dmitri Medvedev et son homologue Barack Obama ont permis, un temps, un rapprochement, mais cette embellie n’a pas résisté aux bouleversements politiques du Moyen-Orient. Si les résultats de ces transformations sont encore flous, ils ont déjà mis au jour des divergences fondamentales entre les visions qu’ont la Russie et l’Occident du Moyen-Orient et de son avenir. Les observateurs occidentaux expliquent souvent le peu d’empressement russe à coopérer avec l’Occident sur les dossiers moyen-orientaux par des considérations de puissance, de prestige, par des différences de valeurs entre Russes et Occidentaux[1]. Si l’on peut admettre l’hypothèse d’un désaccord de valeurs, il ne semble pourtant pas que cette contradiction entraîne un manque de volonté russe d’aplanir les divergences et de coopérer avec l’Occident.
Le postulat de départ est que la Russie se perçoit comme une civilisation à fort ancrage régional, ayant des liens privilégiés avec l’Occident et le monde islamique, qui se nourrissent d’une histoire séculaire et qui doivent être préservés si la Russie veut rester une entité cohérente aux plans culturel et politique. Dans une telle vision, l’intérêt de Moscou n’est pas d’encourager les tendances radicales, à l’Ouest ou dans le monde islamique, mais de favoriser le dialogue et la négociation. Ces deux mondes doivent s’entendre et non s’imposer mutuellement leurs valeurs ; la charia, pas plus que la démocratie à l’occidentale, ne peut prétendre fonder la paix ni triompher par la force. Pour sa propre survie, la Russie doit s’attacher à saper ce qu’elle voit comme les tendances extrêmes des systèmes et pratiques politiques de l’islam et de l’Ouest – l’islamisme et l’occidentalisme –, en encourageant les éléments modérés de ces deux mondes, pour que se dégagent des solutions mutuellement acceptables. En tentant d’élaborer une voie moyenne entre les deux écueils de l’islamisme et de l’occidentalisme, Moscou entend s’associer aux éléments modérés et pragmatiques des deux univers. Les « phobies culturelles » de la Russie Les composantes culturelles de la nation russe Aux frontières de l’Ouest et de l’Est, la nation russe a cherché à intégrer les influences des deux mondes. À la civilisation occidentale l’unit une forte affinité culturelle. Puissance chrétienne, la Russie a gardé conscience d’une parenté culturelle avec l’Ouest sous la domination mongole, qui a parallèlement renforcé le sentiment d’une menace exercée par les populations étrangères ou non chrétiennes du Sud. L’Europe, l’Occident en général, ont figuré l’Autre et occupé une place centrale dans les débats de l’Empire sur l’identité nationale. Les occidentalistes russes voyaient dans l’Europe de l’Ouest un modèle à suivre, les slavophiles voulant faire de la Russie la puissance dominante de la civilisation européenne. S’ils divergeaient sur ce point, les deux courants voyaient dans l’Europe et dans l’Occident l’environnement signifiant au sein duquel les dirigeants du pays devaient défendre leur vision de l’honneur et des intérêts nationaux[2]. L’histoire russe est marquée par une volonté de reconnaissance par l’Autre occidental et de modernisation sur son modèle. Bien que l’Europe n’ait jamais admis sans réserve la Russie comme partie intégrante d’ellemême, les dirigeants russes se sont approprié les idées européennes. Cette prégnance de l’identification à la civilisation occidentale explique la tendance historique de la Russie à rechercher la coopération de l’Occident, et en particulier des nations européennes. Moscou s’est ainsi attaché à développer ses relations avec l’Europe et a combattu à ses côtés dans de multiples conflits, dont la première guerre nordique contre la Suède (1655- 1660), la guerre de Sept Ans contre la Prusse (1756-1763), la guerre contre la France napoléonienne, les Première et Seconde Guerres mondiales et, plus récemment, la « guerre contre le terrorisme ». Nation chrétienne, la Russie a pourtant noué des liens forts avec les populations musulmanes d’Eurasie. L’Empire russe a toujours connu des tensions entre les Russes et les autres populations, mais ces tensions ont été moins prononcées que dans les empires coloniaux d’outre-mer. Pour Geoffrey Hosking, « les territoires annexés devenaient des composantes à part entière de l’Empire dès que cela était faisable[3]. » C’est entre chrétiens et musulmans que les relations étaient les plus difficiles, mais la Russie a peu à peu appris à cohabiter avec l’islam.
À partir du règne de Catherine II, l’Empire a développé des relations spéciales avec l’islam en soutenant les dirigeants qui acceptaient les grandes orientations impériales, et a même joué le rôle d’arbitre dans des différends entre musulmans, de la Volga jusqu’en Asie centrale[4]. De fait, à compter de la seconde moitié du XIXe siècle, les penseurs russes ont commencé à remettre en question leur tropisme européen pour se tourner vers l’Est, vu non plus comme un territoire arriéré mais comme une source d’enseignements utiles. À la suite de l’humiliante défaite russe en Crimée, certains philosophes, à l’instar de Nikolaï Danilevski ou de Constantin Léontiev, se montrent réticents vis-à-vis de l’Europe et soutiennent que la Russie constitue un « type historico-culturel spécifique », qui ne peut se considérer comme appartenant à la civilisation européenne. Au début du XXe siècle, des intellectuels émigrés élaborent la théorie d’une Russie comme civilisation essentiellement non européenne, mais « eurasienne » – théorie encore influente aujourd’hui[5]. Le discours dominant actuellement en Russie décrit une culture intégrant à la fois des éléments occidentaux et orientaux, tout en préservant sa propre spécificité et sa cohérence. Les adeptes d’une approche dite civilisationnelle pensent que la Russie doit promouvoir sur la scène internationale ses valeurs culturelles propres, plutôt que de simples intérêts étatiques. Pour eux, face à la crise économique mondiale, Moscou doit s’appuyer sur un nouveau projet civilisationnel pour réassurer ses fondations culturelles et préserver ses relations avec les autres puissances. Certains mettent en avant la capacité de la Russie à mobiliser son influence culturelle grâce à sa position de « carrefour » de l’Eurasie et en reliant ses périphéries méridionales, occidentales et orientales par le développement d’axes de transport traversant la Russie et les ex-républiques soviétiques[6]. Le discours culturel commence à se faire entendre au Kremlin et les débats de politique étrangère sont davantage articulés en termes de catégories culturelles. Les dirigeants russes ont identifié deux menaces majeures, qui s’opposent à leur vision de la Russie comme civilisation au carrefour de l’Occident et du monde islamique.

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Andreï Tsygankov

Andreï P. Tsygankov est professeur de relations internationales et de science politique à l’université d’État de San Francisco. Il est l’auteur de Russia and the West from Alexander to Putin (Cambridge, Cambridge University Press, 2012), Russophobia: Anti-Russian Lobby and American Foreign Policy (New York, Palgrave Macmillan, 2009) et Russia’s Foreign Policy: Change and Continuity in National Identity (Lanham, MD, Rowman & Littlefield, 2006).

1. Voir par exemple A. Cohen, « Putin’s New ‘Fortress Russia’ », The New York Times, 18 octobre 2012 ; J. Arquilla, « Yes, Russia Is Our Top Geopolitical Foe », Foreignpolicy.com, 17 septembre 2012.
2. Pour un approfondissement de cette idée, voir I.B. Neumann, Russia and the Idea of Europe: A Study in Identity and International Relations, Londres, Routledge, 1996 ; R. English, Russia and the Idea of the West: Gorbachev, Intellectuals, and the End of the Cold War, New York, Columbia University Press, 2000 ; A.P. Tsygankov, Russia and the West from Alexander to Putin: Honor in International Relations,
Cambridge, Cambridge University Press, 2012.
3. G.A. Hosking, Russia: People and Empire, 1552-1917, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1997, p. 40.
4. R.D. Crews, For Prophet and Tsar: Islam and Empire in Russia and Central Asia, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2006. L’Empire ottoman a développé le même type de relations avec ses minorités juive et chrétienne (D. Lieven, Empire: The Russian Empire and Its Rivals, New Haven, CT, Yale University Press, 2001, p. 149).
5. Pour plus de détails, voir A.P. Tsygankov, « Self and Other in International Relations Theory: Learning from Russian Civilizational Debates », International Studies Review, vol. 10, n° 4, 2008.
6. Voir par exemple K. Gadziyev, Geopoliticˇeskiye gorizonty Rossiyi: kontury novogo mirovogo porâdka, Moscou, Ekonomika, 2007.

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