Cette recension est issue de Politique étrangère 2/2013. Thomas Gomart propose une analyse de l’ouvrage de Robert Frank (dir.), Pour l’histoire des relations internationales (Paris, PUF, 2012, 796 pages).
Voici un ouvrage longtemps attendu : dix ans de gestation pour 30 chapitres réunissant 22 contributeurs. Pour l’histoire des relations internationales a été conçu pour devenir une référence, presque un demi-siècle après la parution du classique Introduction à l’histoire des relations internationales de Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle (Paris, Armand Colin, 1964). Avec une belle ambition : rappeler cette filiation originelle, se comparer à d’autres historiographies et examiner les métamorphoses de la discipline.
Une telle entreprise nécessitait un chef d’orchestre, capable de réunir plusieurs sensibilités et générations de chercheurs tout en assimilant les apports du cultural turn et du transnational turn. Robert Frank a tenu la baguette (et la plume, en rédigeant dix chapitres) avec la souplesse et la détermination que ses collègues et étudiants lui connaissent. Né en 1944, professeur émérite à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, il est venu aux relations internationales par le double prisme de l’histoire financière et de la Seconde Guerre mondiale, avant de diriger l’Institut d’histoire du temps présent (1990-1994), puis de prendre la suite de René Girault (1929-1999) à Paris 1 (1994- 2012) [1]. Avec Georges-Henri Soutou, Robert Frank est également le principal artisan de la création, en 2002, de l’unité mixte de recherche IRICE (Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe). La publication de Pour l’histoire des relations internationales participe du passage de relais générationnel puisqu’elle suit de peu le lancement, en mai 2012, d’une nouvelle revue : Monde(s). Histoire, espaces, relations [2].
Revenons à la définition inaugurale : « Les relations internationales sont l’ensemble des rapports que les êtres et les groupes humains nouent entre eux à travers les frontières. » Elle a le mérite de la simplicité, en posant d’emblée le cadre interétatique comme référence et en soulignant le caractère polymorphe du phénomène. Quelques lignes plus loin, la définition est ainsi complétée : « Oui, une des caractéristiques des relations internationales est d’être une question de vie ou de mort pour les peuples et donc pour les individus. » Cette définition est une manière de rappeler d’emblée que l’histoire des relations internationales fait de la dialectique entre la guerre et la paix son cœur de métier.
L’ouvrage est structuré en cinq grandes parties. La première, « Historiographie, théories et sources », questionne les outils traditionnels de l’école française, au premier rang desquels figurent les notions de « forces profondes » et de « processus de décision ». Elle explore les « écoles » nationales et tente de trouver son positionnement dans le débat théorique, en dépit d’une prudence traditionnelle sur ces questions. En effet, en raison de leur approche « empirico-descriptive », de l’importance qu’ils accordent aux États et aux rapports de puissance, les historiens sont souvent assimilés au courant réaliste. Or ce tropisme réaliste ne suffit plus à saisir l’orientation de travaux s’intéressant à tous les aspects du réel et donc aussi aux forces de l’irrationnel et de l’imaginaire, présentes dans tout processus de décision ou dans tout jeu de perception. Il faut noter que cette partie reste en retrait des débats, parfois vifs, suscités par le courant de l’histoire dite globale.
La deuxième partie, « Le national, l’international et le transnational », examine en détail les notions de « puissance » et de « système international ». Elle montre l’articulation indispensable des niveaux d’analyse pour qui souhaite dépasser la traditionnelle « approche stato-centrée » et une « perception euro-américano-centrée ». Travailler sur les échelles permet d’élargir, ou de rétrécir, la focale pour faire ressortir la variété des acteurs désormais impliqués dans la vie internationale. La troisième partie, « Champs et forces des relations internationales : autonomie et interdépendance », se concentre sur les forces qui interagissent aux différentes échelles et dans le cadre précédemment décrit. Il s’agit de proposer des outils permettant de relier le champ des relations internationales à celui des forces économiques, militaires, migratoires, culturelles et imaginaires, qui ne cesse de le travailler et de le transformer. Innovation à souligner, ces forces sont désormais présentées comme des « dynamiques » décrivant un mouvement complexe au sein des champs dont il faut simultanément analyser l’interdépendance et l’autonomie. Dans leur conclusion commune, R. Frank et G.-H. Soutou invitent d’ailleurs à remplacer la traditionnelle notion de « force profonde », trop statique, par celle de « dynamique », qui permet de mieux saisir les formes de circulation à l’intérieur des champs et entre champs. De plus, ils soulignent qu’il s’agit désormais, sur un sujet précis, d’apprécier au plus juste la plus ou moins grande autonomie des champs dans lesquels s’exercent ces dynamiques.
La quatrième partie, « Milieux, sociabilités, acteurs et processus de décision », permet de revenir à cette « chair humaine » qui depuis Marc Bloch fait la matière de l’historien. Même si la doxa bourdieusienne met toujours en garde contre l’« illusion biographique », il n’en demeure pas moins que l’histoire des relations internationales montre, à qui sait lire les archives et recueillir les témoignages, que choix personnels et effets de réseaux sont souvent décisifs. Il n’y a pas que des acteurs sociaux, mais aussi des hommes et des femmes « qui ont leur liberté et leur volonté propre », tout en baignant dans la culture et les préjugés liés à leur position sociale. La dernière partie, « Les problématiques de l’Europe », rappelle que l’histoire de l’Europe ne se réduit évidemment pas à celle de la construction européenne, mais conduit à s’interroger à la fois sur la notion d’« ordre européen » et sur les relations entretenues par l’Europe avec d’autres aires géographiques. Cette partie reprend des travaux, déjà relativement connus et longtemps encouragés par la Commission européenne, sur l’identité et les identités européennes. Le désarroi actuel de l’Europe politique les rend plus que jamais nécessaires, car c’est bien sur la durée que le projet européen prend son sens et peut encore essayer d’échapper à l’embolie technocratique. Les Européens ont plus que jamais besoin d’histoire et d’historiens pour donner sens à leurs efforts.
Il est évidemment impossible de rendre justice à la qualité individuelle de chaque contribution. À l’inverse, il faut souligner une qualité rare pour ce type d’ouvrage : être parvenu à combiner cohérence de la construction d’ensemble, homogénéité du niveau des contributions et surtout fluidité de la lecture d’ensemble. Cet ouvrage peut se lire comme un manuel dont les étudiants feront leur miel ou comme un essai dont les praticiens apprécieront l’ambition.
Reste à formuler quelques critiques pour alimenter le débat. En premier lieu, elles concernent le positionnement disciplinaire. On sent une pointe de résignation de la part des historiens, qui « devraient sans doute être davantage écoutés » face à la puissance de feu des politistes et des sociologues. Au-delà de la production de connaissance validée par les pairs, leur apport dans l’espace public, leur utilité sociale semblent pour ainsi dire limités à l’usage politique de la mémoire, c’est-à-dire à la manière dont les décideurs convoquent des événements du passé pour justifier certaines de leurs décisions. Sans être négligeable, ce type d’apport est évidemment restrictif de l’utilisation qui pourrait être faite de nombreux travaux de recherche. À la différence d’autres disciplines historiques, l’histoire des relations internationales est, en effet, susceptible d’être utile à différents types de décideurs, dans la mesure où elle apporte des éléments de compréhension uniques d’environnements complexes et de formulation de problèmes internationaux. Ce ne sont pas les sujets qui manquent en la matière. Or l’ouvrage n’aborde pas les conditions de transformation d’un savoir de chercheur en savoir d’expert, transformation qui pourrait bien contribuer à différencier la discipline si elle faisait le pari d’un rapprochement avec différentes formes d’action, publique ou privée. C’est sans doute un débat méthodologique à venir.
En second lieu, il s’agit de pointer un angle mort : le numérique. L’ouvrage semble presque déconnecté de la rupture technologique et épistémologique provoquée par sa diffusion fulgurante. Internet est non seulement devenu un champ de manœuvre pour les puissances, mais surtout un terrain d’observation privilégié des interactions entre États, sociétés civiles, groupes privés et individus. Il y a fort à parier que des travaux sont déjà lancés sur ces thèmes. Il n’en demeure pas moins que l’ouvrage passe sous silence deux questions essentielles à l’avenir du « métier d’historien ». Comment traiter des stocks d’archives physiques (appelés à être numérisés) et des flux exponentiels de documents (liés notamment à la production historiographique), et intégrer leur exploitation au récit ? Comment travailler de manière collaborative et transnationale pour parvenir non seulement à exploiter le matériau brut et la matière raffinée, mais surtout à rendre visibles et utiles les fruits de la recherche ? De ce point de vue, l’ouvrage offre un bilan d’étape plutôt qu’une vision de l’évolution de la discipline.
Pour l’histoire des relations internationales réussit pourtant un tour de force en donnant sens et cohérence aux travaux universitaires (du mémoire de maîtrise à celui d’habilitation, toujours fidèlement cités) menés depuis plus de 20 ans par cette école française d’histoire des relations internationales qui occupe une niche dans l’historiographie internationale. L’ouvrage se révèle, au final, comme celui d’une génération et un exemple de transmission. C’est sans doute le maître mot de cette histoire des relations internationales, qui a toujours su garder le sens du tragique. Loin de certaines modes universitaires, elle a le grand mérite de continuer à prendre la guerre au sérieux. En Europe et au-delà, car comme le résume Robert Frank : « Faire de l’histoire des relations internationales devrait servir au moins à une chose essentielle : ne pas partir dans n’importe quelle guerre [3]. »
Thomas Gomart
Directeur du développement stratégique, Ifri
1. Voir l’ouvrage de ses élèves : J.-M. Guieu et C. Sanderson (dir.), L’Historien et les relations internationales. Autour de Robert Frank, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012.
2. Monde(s). Histoire, espaces, relations, n° 1, mai 2012. Cette revue est publiée par Armand Colin et dispose d’un site Internet, Monde-s.com.
3. R. Frank, « Pour une histoire des relations internationales ou vers une histoire globale ? », entretien avec T. Gomart, Revue des deux mondes, février 2013, p. 62.
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