Cette recension est issue de Politique étrangère 2/2013. Georges-Henri Soutou propose une analyse de l’ouvrage de Sean McMeekin, The Russian Origins of the First World War (Cambridge, MA, Belknap Press of Harvard University Press, 2011, 344 pages).
C’est à toute une série de révolutions coperniciennes, à partir des sources russes, que Sean McMeekin nous invite à propos du rôle généralement attribué à la Russie dans la Première Guerre mondiale. Depuis Fritz Fischer (Griff nach der Weltmacht), le Reich est considéré par la plupart des historiens comme certes non pas l’unique, mais le premier responsable du déclenchement de la guerre. Nous avons ici affaire à une révision complète. Tout d’abord, la vision que nous avons de la Russie impériale est selon l’auteur trop colorée par la catastrophe de 1917. Malgré tous ses problèmes, l’Empire s’était bien redressé depuis 1905, et l’inquiétude de Berlin n’était pas seulement le produit d’une quelconque paranoïa, mais découlait d’un problème politico-stratégique bien réel : une alliance franco-russe de plus en plus offensive et renforcée par l’appui croissant de la Grande-Bretagne (malgré la tension persistante des rapports anglorusses). Et la situation militaire de la Russie, malgré des hauts et des bas et si on veut bien intégrer pleinement dans la vision stratégique le front caucasien et le fait que la lutte prioritaire pour Petrograd était la guerre contre l’Empire ottoman (largement soutenue par la population), n’est pas si mauvaise qu’on le pense, encore en 1916.
Le récit de la marche à la guerre suit ici un point de vue très différent de celui auquel l’ouverture très tardive des archives russes, bien après celles des autres belligérants, nous a habitués : l’acteur principal dans la crise est bien la Russie, qui détermine le tempo de la crise, prend des mesures de prémobilisation et de mobilisation, manipule ou désinforme adversaires comme alliés et qui, comme le conclut l’auteur à partir d’une étude très serrée de la chronologie et de tous les aspects techniques, a décidé la mobilisation générale dès le 28 juillet, avant tout le monde. La Russie vise dès le départ une guerre européenne et non un conflit local à propos de la seule Serbie qui, même si elle la soutient depuis longtemps, n’a nullement été le motif réel de son entrée en guerre.
En effet, troisième révolution copernicienne à laquelle le lecteur est invité, la Serbie n’est qu’un « écran de fumée » pour dissimuler aux yeux des partenaires le véritable enjeu de la guerre pour les Russes : détruire l’Empire ottoman et conquérir Constantinople et les Détroits, ainsi que de vastes régions au sud du Caucase. Et cet objectif n’apparaît pas subitement en 1914 : il est dans le prolongement de la politique russe depuis 1875 (l’un des grands apports du livre est de rappeler systématiquement pour chaque thème les précédents de la politique suivie par Petrograd).
D’autre part, la disposition des armées russes et la stratégie suivie montrent que l’adversaire prioritaire sur le plan militaire est bien le Turc. Les échecs en Prusse-Orientale, la perte de la Pologne, les désastres à l’ouest (même s’ils ne touchent pas le cœur de la puissance russe) sont certes regrettables, mais ils seront réparés lors de la victoire finale ; le plus urgent est de battre la Turquie, afin de briser l’Empire ottoman et d’imposer le fait accompli de sa dislocation à des Alliés qui sont plutôt partisans, au départ, d’en maintenir l’intégrité, au moins nominale. Mais pourquoi laisser alors les Français et les Britanniques tenter de forcer les Dardanelles puis de s’établir sur la péninsule de Gallipoli, sans contribuer le moins du monde à leur effort ? Pourquoi les Russes l’auraient-ils fait, demande l’auteur, volontiers caustique, si les Alliés étaient prêts à faire le travail à leur place ? D’autant plus que cela n’empêche pas les Russes de réclamer immédiatement à Paris et Londres, dès mars 1915, qu’on leur promette Constantinople et les Détroits et d’obtenir satisfaction, sous le double effet de la crainte de voir, sinon, Petrograd conclure une paix séparée et de la mauvaise conscience due à l’appui trop faible apporté à la Russie par les Alliés occidentaux. L’auteur montre que ces deux sentiments n’étaient pas justifiés.
Dernière révolution copernicienne : la révolution de Février ne marque pas véritablement dans ce domaine une rupture ; les anciens responsables diplomatiques et militaires continuent à conseiller discrètement leurs successeurs, et Constantinople et les Détroits restent l’objectif du gouvernement provisoire.
Passionnants aussi les chapitres consacrés au front du Caucase, aux ambitions et manœuvres russes dans la partie orientale de l’Empire ottoman, ou encore à la Perse. Là aussi la continuité avec le siècle précédent est parfaite : les Russes divisent, manipulent, utilisent les populations chrétiennes dans un « Grand Jeu » beaucoup plus ambitieux encore que ce qu’on croyait savoir. Les Turcs essaient certes de se maintenir avec les méthodes les plus brutales, dont le massacre des Arméniens, prolongeant des massacres récurrents depuis 1895, est l’épisode le plus connu, mais l’auteur souligne les responsabilités écrasantes de la Russie dans cette tragédie, pour avoir utilisé les leaders nationalistes arméniens comme une cinquième colonne dans ce qui était une politique impérialiste cynique, tout en désinformant les Alliés sur la réalité des événements sur place.
Bien entendu, on ne sera pas d’accord sur tous les points. La liberté d’action et la constance de la Russie semblent surestimées, car ses dirigeants font face à d’énormes problèmes et sont de plus en plus divisés. Les observateurs étrangers sur place notent dès 1916 le délitement croissant du régime. Quant à Sergueï Sazonoff, on peut admettre qu’il ait été jusque-là trop négligé ; mais est-il vraiment aussi clairvoyant et habile qu’on le décrit ici ?
Sur le plan international, la Grande-Bretagne pendant la crise de juillet 1914 a sans doute été moins clairement engagée du côté russe que l’auteur le pense : Londres s’est montré en fait très hésitant, jusqu’au viol de la neutralité belge, qui a été le facteur décisif pour le gouvernement britannique (que certains diplomates aient été plus déterminés n’est pas contradictoire). Le balancier va peut-être trop loin dans l’autre sens : les responsabilités de Berlin et de Vienne paraissent relativement minorées dans le récit ; le Reich prend par exemple des mesures de prémobilisation (instruction aux navires de commerce de gagner des ports neutres, premières mesures financières) dès la mi-juillet 1914. Bien entendu (mais l’argument vaut aussi pour la Russie), le fait de craindre le déclenchement d’une guerre et de prendre des précautions ne signifie pas forcément que l’on souhaite le conflit, et encore moins que l’on s’y engage volontairement.
Le rôle de la France est aussi sous-estimé : son appui, même s’il s’explique par la volonté d’éviter de donner une nouvelle fois à la Russie, après les crises de 1908, 1912 et 1913, l’impression qu’on ne la soutient pas totalement, compte beaucoup plus pour Petrograd que celui de Londres. D’autre part, les dirigeants français sont divisés : Théophile Delcassé est prêt à tout accorder en Orient à la Russie si elle soutient les objectifs français sur le Rhin et si elle aide la France à détruire l’unité allemande et à casser l’Autriche-Hongrie, mais Raymond Poincaré est beaucoup plus réticent. Par ailleurs, on se demande si les objectifs antiallemands et antiautrichiens dont les Russes faisaient part aux Français dès avant la guerre étaient uniquement un prétexte pour les engager dans une guerre dont le véritable enjeu pour la Russie était en fait la Turquie (c’est la thèse de l’auteur) ou si, plutôt, ils ne correspondaient pas en fait aussi au programme d’expansion russe ? Le livre ne néglige pas les problèmes d’opinion, d’idéologie panslaviste, etc., mais il ne leur accorde peut-être pas une place suffisante (Nikolaï Danilevski par exemple n’est pas cité). Mais ces interrogations sont une autre façon de souligner tout l’intérêt d’un livre original qui relance le débat.
Georges-Henri Soutou
Membre de l’Institut
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