Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (4/2013). Martin Michelot propose une analyse des ouvrages de Joseph S. Nye, Presidential Leadership and the Creation of the American Era (Princeton, NJ, Princeton University Press, 2013, 200 pages), et de Richard Haas, Foreign Policy Begins at Home. The Case for Putting America’s House in Order (New York, Basic Books, 2013, 208 pages).

La question du leadership présidentiel aux États-Unis ne cesse d’être posée, que ce soit en matière de politique intérieure ou d’affaires étrangères, et revient toujours sur le devant de la scène, que le pays soit en période d’expansion ou de repli sur soi-même. Cette question de leadership, qui est au centre de Presidential Leadership and the Creation of the American Era de Joseph S. Nye Jr et de Foreign Policy Begins at Home de Richard Haass, porte en soi une autre dimension, qui est celle de l’influence, et plus particulièrement de la mesure de l’influence. Quelle est l’influence d’un président sur le déroulement des événements qui structurent sa présidence, et comment peut-on la mesurer ? Cette question est au centre de ces deux ouvrages, qui posent chacun les jalons d’une réflexion sur l’impact du leadership, une réflexion qui trouve un écho particulier en ces temps où le système politique américain semble être fortement remis en cause, de par son incapacité chronique à légiférer et les luttes partisanes intraitables entre républicains et démocrates au Congrès, avec en toile de fond un président Obama au leadership absent, qui semble incapable d’influer sur les débats et de participer au nécessaire travail de compromis.

Avant de juj9933ger le travail du président Obama, Joseph Nye essaye de quantifier le rôle des présidents dans les différences phases d’expansion de la puissance américaine. En étudiant huit présidences différentes, de Theodore Roosevelt à Ronald Reagan, Nye nous offre une grille de lecture novatrice des types de présidence qui apporte une vraie valeur ajoutée aux études précédentes. Nye catégorise les présidents par leur style de leadership et pose par là même la question de l’efficacité de certains modes de direction, tout en ne perdant pas de vue l’importance de la variable de l’« attribution erronée au leader » (de succès ou de torts). Derrière cette notion d’efficacité se cache le désir d’aller au fond du problème : dans quelle mesure le président a-t-il influé sur le déroulement de certaines situations ?

Ici, Nye prend à rebours les grands sondages menés auprès de spécialistes de la présidence sur les « meilleurs présidents américains de l’histoire », en mettant en avant l’impact du leadership de présidents aux méthodes transactionnelles comme Dwight Eisenhower et George H. Bush, par rapport aux présidents « transformationnels » qu’ont été Franklin Roosevelt ou Ronald Reagan, qui ont cherché à être à la base de changements majeurs, sans toutefois y parvenir – Nye considérant notamment que Reagan n’a fait qu’accélérer le processus de chute de l’URSS. À l’appui de sa démonstration, Nye fait intervenir deux véritables nouveautés – à l’apport contrasté – dans les études sur la présidence : l’auteur cite l’« intelligence contextuelle » comme facteur différenciant les présidents qu’il juge comme ayant été influents, mettant ainsi en avant la capacité des présidents à prendre des décisions en fonction de situations données et à les mettre en œuvre ; de manière plus controversée, Nye essaie de renforcer l’importance de cette intelligence contextuelle en imaginant des scénarios d’histoire contrefactuelle. Sur le mode de Niall Ferguson, Nye réécrit et réinterprète l’histoire, en imaginant par exemple ce qui se serait passé si Harry Truman n’avait pas été élu. Cet exercice, mené avec brio même s’il reste méthodologiquement contestable, contribue à mettre au centre du livre l’importance du processus décisionnel, renforçant par là même la centralité du leadership et de la présidence au sein du système politique américain. Surprenante d’un point de vue historique et méthodologique, la démonstration de Nye est complétée par un travail argumenté de notation de la dimension éthique des présidences étudiées.

Controversée sur ses fondements méthodologiques, la notation des présidences permet à Nye de mettre en avant une dimension fondamentale et sous-étudiée de la politique étrangère américaine : l’idée selon laquelle les valeurs et morales qui sont au fondement de l’exceptionnalisme américain constituent la base sur laquelle les présidents sont eux-mêmes jugés, signifiant ainsi qu’un bon président n’est pas forcément celui qui a connu le succès dans ses initiatives, mais plutôt un leader qui a su mesurer les risques qu’il faisait encourir aux autres par ses décisions. Cet équilibre entre buts, moyens et risques peut être inféré de l’intelligence contextuelle d’un président, et il n’est donc pas surprenant que les meilleures notes soient attribuées aux présidents qu’il juge comme ayant étendu la puissance américaine à l’étranger de manière prudente et modérée. En fin de compte, ce manuel de compréhension et d’analyse du leadership présidentiel, même s’il apporte des éclairages intéressants car provocateurs dans un champ d’études saturé, souffre de sa conclusion péremptoire sur l’importance toujours renouvelée de la présidence dans le monde du XXIe siècle. Les grilles d’analyse de Nye surestiment certainement la véritable influence de la présidence sur les événements en politique étrangère, mais apportent malgré tout un témoignage affectif sur l’importance et la pratique du leadership et de la moralité en politique, qui est aussi le thème central de l’ouvrage de Richard Haass.

haas foreign policyCe dernier, président du think tank Council on Foreign Relations, voix extrêmement influente dans le milieu de la politique étrangère américaine, nous offre un plaidoyer de raison sur la nécessité pour les États-Unis de se focaliser sur le renouveau de leurs politiques intérieures, afin de recréer les bases de la puissance américaine. Ce livre, dans ses prémisses, suit la même thèse que plusieurs ouvrages consacrés au supposé déclin américain, tels que Time to Start Thinking de Edward Luce ou The World America Made de Robert Kagan, qui ont posé les fondements intellectuels de l’analyse du déclin américain en matière de politique intérieure et étrangère.

Partant d’un constat simple et sans appel – les États-Unis ne peuvent suivre la voie actuelle sous peine d’être condamnés au second rôle face aux puissances émergentes telles que la Chine –, Haass décrit avec férocité les erreurs passées en matière de politique étrangère et dresse un portrait sans appel du retard technologique des États-Unis, ainsi que des conséquences néfastes à long terme de la préservation du modèle social existant. En filigrane du texte de Haass, on comprend, vu la difficulté de la tâche à accomplir, la nécessité d’un leadership présidentiel fort afin de pouvoir mener à bien les nécessaires réformes. Toutefois, la possibilité de mettre en place ces changements se heurte au principe de réalité de l’exercice de la fonction présidentielle, surtout en matière de politique intérieure, où le président est soumis aux contrepoids que représentent le Congrès et la Cour suprême, bien plus qu’en matière de politique étrangère où les prérogatives de l’exécutif sont moins contestées, comme l’ont montré les exemples de l’opération militaire en Libye ou les nombreuses frappes de drones (environ 400 depuis 2008) menées sans autorisation préalable du Congrès. La difficulté pour Barack Obama de faire passer une réforme du système d’immigration (diluée par rapport au texte initial) met en perspective le fort poids du Congrès dans la conduite de la politique intérieure.

Haass appelle dans son ouvrage à un « répit stratégique » américain, qui permettrait au pays de restaurer les fondements de la puissance américaine ; selon lui, le moment est propice, dans la mesure où il n’existe pas de menace existentielle qui puisse aujourd’hui remettre en cause ce processus. Toutefois, si les États-Unis veulent, dans le futur, continuer à être « solvables » et à mener le monde par la vertu de l’exemple, il convient dès aujourd’hui de prendre des décisions difficiles sur le plan intérieur, dont la réduction du déficit budgétaire fédéral et de la dette, la création d’une stratégie énergétique à long terme, une amélioration du système scolaire américain, une modernisation des infrastructures publiques du pays, ainsi qu’une nouvelle politique d’immigration. Cette liste ambitieuse, que Haass place au centre de la nouvelle doctrine américaine qu’il appelle « restauration », se complète de la fin des politiques expéditionnaires et des efforts de promotion de la démocratie, de la réduction des budgets de défense à hauteur de 500 milliards de dollars annuels, afin de se focaliser sur la possibilité de modeler le comportement des pays, de mieux distribuer le pouvoir géographiquement et de désengager au maximum le pays du Moyen-Orient.

Les solutions que propose Haass, clairement établies, contribuent à alimenter la réflexion sur l’expansion du pouvoir américain, un thème que l’on retrouve au centre de l’ouvrage de Joseph Nye. Ce dernier, dans la conclusion de son ouvrage, exprime en des termes critiques sa vision de la présidence Obama, lui reprochant l’inefficacité de son style transformationnel et son incapacité à travailler avec le Congrès. Ainsi, ces deux analyses semblent permettre de conclure que la présidence d’Obama ne restera pas dans l’histoire comme ayant contribué à changer le cours du destin américain, même si des efforts significatifs ont été faits dans le sens d’une transformation à grande échelle du contrat social, avec l’adoption de la réforme de l’assurance santé en 2010 et la réforme de l’immigration début 2013, et que, sur le plan de la politique étrangère, le rapprochement significatif entre les États-Unis et le nouveau pouvoir iranien et l’absence d’intervention unilatérale en Syrie vont dans le sens de la « retenue stratégique » que Haass appelle de ses vœux.

On comprend dès lors que les phases d’expansion des États-Unis, sur lesquelles les présidents ont eu un effet minime, et que les défis à relever pour les futurs présidents, de par leur complexité, s’inscrivent dans un temps plus long qu’un ou deux mandats présidentiels. Ainsi, l’inadéquation du temps court de la présidence au temps long du changement définit la difficulté de l’exercice du leadership présidentiel et contribue à relativiser la véritable influence de la présidence dans le système politique américain. Ces deux ouvrages mettent aussi en lumière la tension constante qui existe, dans l’exercice de la présidence, entre la politique intérieure et la politique étrangère, un président pouvant trop facilement privilégier l’une aux dépens de l’autre et ainsi contribuer à mettre à mal la puissance et même l’exceptionnalisme américains. À travers ces deux livres, le lecteur est saisi à la fois par la complexité du processus décisionnel américain et par la difficulté de l’exercice du pouvoir. Les développements des deux ouvrages peuvent donc se lire comme un manuel pour les présidents qui suivront Barack Obama, mais aussi comme un avertissement à un pays dont les luttes partisanes intestines remettent chaque jour en cause les fondements de la puissance, et donc du leadership, américains.

Martin Michelot

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