Georges Corm, professeur à l’Institut des sciences politiques de l’université Saint-Joseph à Beyrouth et auteur de l’article « La Première Guerre mondiale et la balkanisation du Moyen-Orient » paru dans le numéro de printemps 2014 de Politique étrangère, a accepté de répondre à trois questions en exclusivité pour politique-etrangere.com.
1) Dans votre article, vous critiquez la manière dont la France et le Royaume-Uni ont géré l’effondrement de l’Empire ottoman. Quelles ont été les principales erreurs commises ?
La critique est la moindre des choses lorsque l’on voit le gâchis humain, en termes de génocides et de déplacements forcés de population, qui a résulté de la liquidation de l’empire ottoman. Celle-ci a été planifiée par les deux puissances victorieuses de la guerre de 1914-1918 et inscrite dans le traité de Sèvres de 1920, qui n’a jamais pu être appliqué. Ce traité irréaliste prévoyait la fragmentation du territoire anatolien, centre historique de l’empire, en différentes entités non turques (arméniennes, kurdes, assyrienne, grecque et italienne). La réaction militaire foudroyante de Kemal Atatürk a fait échouer ce projet que les armées française et anglaise, épuisées, n’avaient pas les moyens de concrétiser par la force. Il eût été bien plus sage de préconiser et d’aider à mettre en place en Anatolie une fédération ou un autre régime politique accommodant la très grande diversité de peuplement de l’Anatolie de l’époque – des peuples qui avaient par ailleurs fort bien vécu ensemble durant des siècles. Avoir envoyé des armes aux Arméniens pour qu’ils se révoltent contre l’armée ottomane et n’avoir pas pu défendre l’intégrité de cette communauté millénaire au Moyen-Orient a été la preuve d’un aventurisme et d’un amateurisme consternants.
Le même constat peut être fait concernant la façon dont le bassin mésopotamien et ses prolongements méditerranéens (l’Irak, la Syrie, le Mont Liban, la Palestine) ont été traités par ces deux puissances : les fausses promesses faites par les Anglais d’aider à la constitution d’une royauté arabe sur le Hedjaz et les contrées mésopotamo-syriennes, qui était la revendication de l’immense majorité des élites arabes ; la déclaration de Balfour, qui prévoit la création d’un Foyer national juif en 1917 en Palestine, notion inconnue du droit international et que rien ne peut justifier du point de vue du droit international ; la fragmentation de la Syrie en États de nature communautaire et sectaire (Alaouite, Druze, Sunnites) ; le maintien d’une ambiguïté sur le statut de la région d’Antioche, le plus haut lieu du christianisme des origines qui sera par la suite cédé par la France à la Turquie ; le découpage bizarre des frontières de l’Irak moderne suivant des intérêts pétroliers ; le refus anglais d’accorder son indépendance à l’Égypte ; l’appui des Anglais à la conquête d’une large partie de la Péninsule arabique par la famille des Saoud, alliée aux descendants du fondateur de la doctrine wahhabite, forme extrême d’Islam considérée par les musulmans du Levant comme très peu conforme à l’Islam lui-même. Toutes les graines des violences d’aujourd’hui ont été plantées à cette époque.
Le bilan est malheureusement implacable. On peut bien sûr écarter d’un revers de main toute considération morale et éthique en prétextant que la fin justifiait les moyens, puisque l’axe Berlin-Vienne-Istanbul a été finalement vaincu au profit des deux puissances européennes démocratiques qui ont réussi à maintenir et élargir leur domaine colonial. En effet, on ne refait pas l’histoire et celle-ci n’est jamais tendre pour les perdants. Il s’agit là d’un problème de philosophie morale à propos duquel idéalistes kantiens et réalistes s’affrontent depuis longtemps.
2) Au cours des derniers mois, l’État islamique a beaucoup communiqué sur la remise en cause des frontières issues des accords Sykes-Picot. Comment faut-il interpréter cette communication ?
Vous savez comme moi que ce prétendu État est en grande partie une émanation issue de la politique d’instrumentalisation de l’Islam née au cours de la première guerre d’Afghanistan pour lutter contre l’extension de l’influence soviétique dans le tiers-monde musulman. Il vient reprendre le flambeau d’Oussama Ben Laden, qui avait été à l’avant-garde du combat contre l’URSS dans le monde arabe et musulman. Et il permet une nouvelle mobilisation militaire d’envergure des membres de l’OTAN et de leurs alliés locaux. On sait depuis des années que la Turquie, le Qatar, le Pakistan et l’Arabie saoudite entretiennent de nombreux liens avec les mouvances islamiques violentes. Ces relations sont bien connues des puissances occidentales.
Il faut ajouter à cela le désir américain et israélien de remodeler le Moyen-Orient, décrit non sans humour noir par l’ex-président des États-Unis George W. Bush comme un « nouveau Moyen-Orient ». Comment la nouvelle armée irakienne, armée et entraînée par les États-Unis depuis 2004, n’a-t-elle pas réussi à arrêter 15 000 à 20 000 combattants qui se sont emparés en quelques jours de vastes espaces irakiens et syriens et s’approchent dangereusement du Liban, où ils mènent des opérations terroristes déstabilisantes pour ce petit pays ? Et surtout, comment les États-Unis, qui ont leur plus grande ambassade en Irak, n’ont-ils vu rien venir ? Tout cela paraît bien étrange.
Si elle était confirmée, la remise en cause des frontières de Sykes-Picot pourrait-elle permettre de remodeler le Proche-Orient arabe ? Au profit de qui et sous quelle forme ? S’agirait-il d’entités plus vastes ou au contraire d’entités plus petites à l’identité sectaire ? Je ne suis pas en mesure de dire aujourd’hui ce qui peut advenir dans le futur, mais celui-ci se présente de façon très obscure et peu encourageante.
3) Au regard des erreurs commises par les Occidentaux il y a un siècle, que leur conseilleriez-vous de faire ou de ne pas faire aujourd’hui au Moyen-Orient, en particulier en Syrie et en Irak ?
Il faut ajouter en Palestine, car le drame de la souffrance et du déracinement de la population d’origine de ce territoire se perpétue depuis trois quarts de siècle en infraction criante à toutes les dispositions du droit international, du droit humanitaire et des Conventions de Genève stipulant l’obligation d’un occupant de ne pas altérer les structures démographiques et de ne pas exploiter les ressources d’un territoire occupé.
Dans le cadre des rivalités géopolitiques innombrables qui caractérisent cette région hautement stratégique du monde, je pense que trois orientations sont souhaitables pour apaiser les violences et tensions. Il convient d’abord de calmer les ambitions des puissances régionales et internationales. À cet égard, il faudrait éviter un retour aux errements des XIXe et XXe siècles. Ceci signifie accepter que des États aussi importants en termes de démographie et d’espace géographique que la Russie et l’Iran, qui sont par ailleurs très proches des côtes méditerranéennes, aient des intérêts légitimes au Moyen-Orient dont il convient de s’accommoder. Une Méditerranée sous la domination exclusive des États-Unis, situés à 15 000 km de cette région, de l’Europe, et de leurs alliés locaux (États arabes, notamment ceux de la Péninsule arabique, l’État d’Israël et l’État turc) ne peut être qu’une Méditerranée sous tension.
Il faut ensuite que les puissances européennes et les États-Unis cessent de pratiquer constamment une politique de deux poids, deux mesures dans l’application des principes du droit international et de ceux de la protection des droits de l’homme, au gré de leurs intérêts étroits ou de leurs passions idéologiques. On ne peut pas mettre Israël au-dessus de ces principes par exemple, pas plus que l’on ne doit déchaîner des campagnes médiatiques et militaires contre certains États qui ne respectent pas les droits de l’homme, mais en revanche se taire sur d’autres qui n’oppriment pas moins leur population, notamment féminine, mais qui sont des alliés précieux dans les luttes d’hégémonie au Moyen-Orient.
Enfin, il faut cesser d’instrumentaliser les identités religieuses de la région, comme cela se fait depuis le XIXe siècle et surtout depuis la guerre froide. La promotion et le soutien à l’Islam dit politique ont fini par engendrer l’anarchie violente à laquelle nous assistons aujourd’hui. Qui plus est, cette situation dégénère en affrontements suicidaires entre sunnites et chiites, induit le déracinement violent d’autres communautés musulmanes hétérodoxes (Alaouites, Druzes et d’autres, tels que les Yézidis), sans parler des déplacements forcés et des persécutions de ce qui peut encore survivre de communautés chrétiennes, notamment en Irak et en Syrie.
Malheureusement, le débat libre et démocratique sur la légitimité de ces interventions est très limité dans les régimes démocratiques eux-mêmes : les raisons d’État derrière toutes ces interventions sont-elles vraiment raisonnables ? N’y a-t-il pas d’autres moyens d’assurer les intérêts légitimes des uns et des autres sans un tel recours aux interventions militaires, à des campagnes médiatiques déchaînées ou à l’incitation à la violence sectaire qui sert d’abri à des ambitions déchaînées ? Je pense que ce sont des questions légitimes qu’il faut se poser.
Je conclurai en paraphrasant le grand historien britannique Arnold Toynbee, écrivant à la suite de la Première Guerre mondiale et des terribles massacres évoqués ci-dessus au Moyen-Orient : il n’y a pas de « Question d’Orient », mais exclusivement une « Question d’Occident ».
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