Cette recension d’ouvrage est issue de Politique étrangère (4/2014). Daniel Jouanneau propose une analyse de l’ouvrage de Christophe Jaffrelot, Le Syndrome pakistanais (Fayard, 2013, 658 pages).
Comme l’ouvrage collectif qu’il avait dirigé en 2000 (Le Pakistan, Fayard), il faut saluer Le Syndrome pakistanais de Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique et ancien directeur du Centre d’études et de recherches internationales de Sciences Po, l’un de nos meilleurs spécialistes de l’Asie du Sud : ce livre d’un très grand intérêt sera à son tour un ouvrage de référence.
L’auteur nous donne les clés dont nous avons besoin pour bien comprendre le Pakistan d’aujourd’hui : un pays de 180 millions d’habitants, le sixième État le plus peuplé du monde, le deuxième du monde musulman. Son livre nous ramène aux fondamentaux : genèse et séquelles de la partition entre l’Inde et le Pakistan, ambiguïtés de ses fondateurs, question centrale de l’identité pakistanaise, rôle politique des militaires, place de l’islam sous ses diverses formes, impact du conflit afghan, expansion du terrorisme.
La création d’un État du sous-continent indien séparé pour les musulmans n’était pas l’objectif des premiers dirigeants politiques musulmans de l’empire des Indes à la fin du XIXe siècle. Syed Ahmed Khan, fondateur du collège d’Aligarh (1877), puis la Ligue musulmane (créée en 1906) revendiquaient une représentation politique paritaire pour les musulmans et pour les hindous, bien supérieurs en nombre. Au principe « un homme une voix », ils opposaient la thèse de l’égalité entre les deux communautés. C’est l’échec des négociations sur ce point central, entre la Ligue musulmane de Muhammad Ali Jinnah et le parti du Congrès du Mahatma Gandhi et de Jawaharlal Nehru, qui a conduit Jinnah à revendiquer un État séparé pour les musulmans.
Décidée par un gouvernement britannique qui ne voyait pas comment sortir autrement de l’impasse, la partition de 1947 a été bâclée et sanglante. Elle a créé un fossé durable de méfiance entre l’Inde et le Pakistan. Celui-ci s’est convaincu que celle-là souhaitait son échec. « Son objectif, a dit un jour le maréchal Ayoub Khan, est de nous tuer dans l’œuf. » L’obsession de la menace indienne est, depuis le premier jour, le déterminant fondamental de la politique étrangère et de sécurité du Pakistan, et le prisme à travers lequel il juge celle des autres. Cette posture explique tout à la fois la priorité budgétaire constamment donnée à la défense par les gouvernements civils autant que par les régimes militaires, le choix de l’arme nucléaire dont le Pakistan est le seul État musulman à être doté, l’alliance avec les États-Unis lorsque l’Inde était soutenue par l’Union soviétique et, aujourd’hui, le partenariat privilégié avec la Chine.
La hantise d’être pris en tenaille entre une Inde hostile et un Afghanistan pro-indien explique la politique afghane du Pakistan depuis la partition. La confrontation avec l’Inde a toujours été utilisée par les dirigeants pakistanais à des fins de politique intérieure. Elle aide à souder l’opinion publique pour lui faire oublier le médiocre bilan des politiques économiques et sociales. Jamais résolue, la question du Cachemire, à l’origine de trois guerres, est un obstacle considérable à tout rapprochement réel entre Islamabad et New Delhi.
Si, pour Jinnah et les pères fondateurs, l’existence même du Pakistan était en danger à cause de l’Inde, son unité était menacée aussi par les forces centrifuges de ses provinces périphériques : Pakistan oriental, Baloutchistan, zones frontalières avec l’Afghanistan. D’où le choix d’un État fort et centralisé, très tôt dominé par les élites mohajirs venues du Nord de l’Inde, puis par celles du Pendjab. Celles-ci ne surent ni mesurer le sentiment national bengali, ni lui apporter la bonne réponse politique, et le firent payer à leur pays par le démembrement traumatisant de 1971. Pendant très longtemps, les gouvernements de Karachi, puis d’Islamabad, n’eurent pas d’autre politique à l’égard des mouvements séparatistes baloutches que la répression la plus brutale. Un pas positif vers une plus grande décentralisation a été accompli avec la réforme constitutionnelle de 2010.
Depuis 1947, le Pakistan a connu trois constitutions, et les régimes militaires (Muhammad Ayoub Khan, Muhammad Yahya Khan, Muhammad Zia ul-Haq, Pervez Musharraf) ont alterné avec les gouvernements civils environ tous les dix ans. Il a fallu attendre 2013 pour qu’une législature aille à son terme sans être interrompue par un coup d’État, et qu’un gouvernement civil en remplace un autre à l’issue de nouvelles élections.
L’auteur montre bien comment l’absence de tradition politique continue, et la faiblesse des partis, permirent à l’armée de prendre facilement le pouvoir à quatre reprises, avec un bilan peu glorieux lorsque les chefs militaires voulurent faire la guerre à l’Inde (1965, 1971, 1999), et manifester des velléités de réformes économiques (Ayoub Khan, Musharraf). Pendant longtemps, les civils ont eu, eux aussi, la tentation d’un pouvoir fort (Jinnah, Zulfikar Ali Bhutto, Benazir Bhutto). En principe plus réceptifs aux attentes des électeurs, ils n’ont pas su réduire les inégalités régionales. L’incapacité de tous les régimes à bâtir un véritable système éducatif public est un des plus graves échecs du Pakistan, et aujourd’hui un des plus lourds de conséquences. Autre carence majeure, à laquelle l’auteur consacre un développement très documenté : ni les civils, ni les militaires n’ont cherché à inventer pour Karachi un mode de gouvernement normal et efficace, alors que cette métropole de 20 millions d’habitants, l’une des plus dangereuses du monde, vit dans le chaos et la violence quotidienne des affrontements ethniques.
Quand l’armée pakistanaise n’exerce pas le pouvoir, elle le contrôle étroitement. Elle a de puissants intérêts économiques à travers ses fondations, qui rejoignent ceux des grandes familles politiques, et expliquent la timidité des réformes agraire et fiscale. L’armée et ses services de renseignement (Inter-Services Intelligence, ISI) pilotent la politique à l’égard de l’Inde, de l’Afghanistan, et tout ce qui concerne le nucléaire : sur ces sujets, les civils n’ont jamais eu la moindre marge de manœuvre et, sur le dernier, le moindre droit de regard. Chez les hauts responsables militaires, la tentation d’être acteurs de la politique intérieure est toujours présente, et il est arrivé qu’ils y soient conviés par les responsables politiques eux-mêmes.
De réels contre-pouvoirs existent cependant. La Cour suprême joue depuis des années un rôle politique, qui fut déterminant à plusieurs reprises. En 2008, la mobilisation coordonnée de son président, des avocats et des médias, a réussi à faire tomber le régime de Musharraf et à restaurer la démocratie.
La troisième partie du livre analyse la place de l’islam, qui s’est construit bien davantage contre l’Inde plutôt qu’autour d’une définition claire des rapports avec l’État. Jinnah entendait créer un État musulman, mais multiculturel et respectueux des minorités hindoue et chrétienne. Cependant les mouvements issus de l’école de Deoband, plaidant pour un État islamiste excluant les non-musulmans et potentiellement sans frontières, ont été, dès l’origine du Pakistan, très actifs dans le débat politique. Ils ont créé des partis qui n’ont certes jamais réussi à obtenir de résultats électoraux significatifs, mais qui ont toujours été très influents. Même Zulfikar Ali Bhutto, qui se réclamait du socialisme et se prétendait laïc, dut leur faire des concessions.
La politique d’islamisation à outrance de Zia ul-Haq a laissé une trace profonde, pas seulement dans l’armée : elle a durablement marqué la société pakistanaise. Tous les gouvernements ont dû compter avec la popularité des mouvements islamistes, qui ont su pallier les carences de l’État en développant leurs réseaux de bienfaisance et leurs écoles coraniques. La loi sur le blasphème n’a jamais été amendée – deux responsables politiques de premier plan ont été assassinés en 2011 pour l’avoir dénoncée –, les ahmadis sont persécutés et n’ont pas le droit de se dire musulmans, la minorité chrétienne est déclassée, la plupart des hindous sont partis.
C’est la conjonction entre fondamentalisme, sectarisme et djihadisme qui rend la situation au Pakistan si inflammable et inquiétante. Les affrontements dits « sectaires » opposent des mouvements terroristes sunnites à la minorité chiite, victime d’assassinats ciblés. Ils ont pris un tour aigu avec la révolution iranienne de l’ayatollah Khomeiny, mais ils n’ont jamais cessé et frappent aujourd’hui autant le Pendjab – qui compte à lui seul la moitié de la population pakistanaise –, que le Baloutchistan et Karachi.
Les connivences entre responsables pakistanais et djihadistes remontent aux années 1970. Zulfikar Ali Bhutto avait décidé de former et d’armer des islamistes afghans pour contrecarrer le nationalisme pachtoune du régime de Kaboul. Ce fut ensuite le soutien aux moudjahidines afghans contre l’occupation soviétique, avec une aide américaine et saoudienne, et l’accueil dans les zones tribales d’islamistes venus du monde entier, parmi lesquels Oussama Ben Laden. Avec Benazir Bhutto, le Pakistan fut un des trois pays à reconnaître diplomatiquement le régime des talibans.
Après le 11 septembre 2001, les mouvements terroristes qui avaient trouvé refuge en Afghanistan furent redirigés par l’ISI vers un autre djihad, au Cachemire. Les mouvements talibans afghans et Al-Qaïda se replièrent sur le Pakistan, à partir duquel étaient organisées les actions contre les forces de la coalition internationale. Par un effet boomerang, la région frontalière des zones tribales vit se développer un mouvement taliban pakistanais, le Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP), dont les « mollahs combattants » prirent pour cibles les autorités locales pachtounes traditionnelles, puis, après l’assaut contre la Mosquée rouge à Islamabad en 2007 décidé par Musharraf, les repères et les symboles de l’État pakistanais. Récemment encore, de nouveaux attentats spectaculaires ont été perpétrés par le TTP contre l’armée, en raison de son alliance stratégique avec les États-Unis dans la guerre en Afghanistan.
L’auteur résume en conclusion les trois contradictions qui définissent le syndrome pakistanais : entre projet d’État unitaire et fortes identités ethniques et régionales ; entre culture autoritaire et forces démocratiques ; entre conceptions concurrentes de l’islam. Après tant d’années perdues, le pays réussira-t-il enfin à dépasser ce syndrome pour s’engager sur le chemin de la stabilité et du développement ? Les partenaires du Pakistan veulent le croire. Ils ont en tout cas besoin d’être rassurés.
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