Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne de Politique étrangère (n°3/2016). Alain Antil, responsable du Programme Afrique subsaharienne de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Joseph Brunet-Jailly, Jacques Charmes et Doulaye Konaté, Le Mali contemporain (Éditions Tombouctou/IRD, 2014, 668 pages).

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Cette somme collective constitue une radioscopie sans concession d’un pays fragile soumis à des transformations multiples et rapides. Les auteurs pointent la faillite d’un État inefficace, corrompu, qui ne semble pas au service des populations du pays, représentant un coût économique trop important et en franc décalage avec le niveau de richesse du pays : « Faut-il rappeler que le nombre des agents de l’État (fonctionnaires et conventionnaires) a été multiplié par 5 entre 1961 et 1987 et que, au milieu des années 1980, le salaire moyen des fonctionnaires maliens représentait 10 fois le produit national brut par tête du pays ? Faut-il se rappeler que les fonctionnaires maliens se plaignaient déjà, alors, du niveau de leurs rémunérations alors qu’à la même époque, le salaire moyen des fonctionnaires de l’administration centrale dans les pays d’Asie à faible revenu (Bangladesh, Pakistan, Laos, Sri-Lanka), pays comparables au Mali en termes de produit par tête, était environ de deux fois ce dernier ? »

La difficulté pour l’administration de délivrer des services, ou même d’arbitrer sereinement les confrontations d’intérêts entre citoyens et/ou entre groupes de citoyens, a fini de détourner les populations de cette instance. Pour beaucoup, l’existence de l’administration malienne n’a d’autre but que de nourrir ses agents.

La « démocratisation » malienne a rapidement peiné à concerner de nombreux segments de la société malienne autrement qu’à travers un clientélisme exacerbé. Le fonctionnement des institutions de l’État paraît généralement coupé de la vie concrète des citoyens, à l’image du Parlement, simple chambre d’enregistrement de l’exécutif, qui dépense, selon les auteurs, beaucoup plus d’énergie à désigner ses multiples bureaux et commissions qu’à s’occuper des problèmes des Maliens. Autre facette de ce difficile fonctionnement de l’État, la mise en place jamais achevée de la décentralisation.

Mais l’ouvrage n’est pas seulement une charge contre l’État. De l’État jusqu’à la famille, en passant par les différents espaces de sociabilité : famille élargie, grins[1], communauté villageoise, communauté religieuse… il observe les transformations sociales à tous niveaux. La section concernant les cadets sociaux est importante pour saisir ces dynamiques sociales. Jeunes contestant l’autorité des aînés, et en particulier des pères qui n’ont plus, dans les espaces ruraux, les moyens économiques de maintenir cette autorité. Femmes qui combattent au quotidien pour arracher des parcelles d’autonomie (notamment le choix du mari). Jeunes qui, alors qu’ils désespèrent de la vie politique, s’engagent dans des processus de contestation locaux et micro-locaux.

Ce livre est certainement incontournable pour qui veut comprendre les dynamiques profondes de la société malienne contemporaine. Il fait cependant presque totalement l’impasse sur la partie nord du pays (pas seulement sa crise mais aussi ses populations), ce qui participe d’une symbolique quelque peu gênante.

Alain Antil

[1]. Le grin est un groupe de jeunes d’un même village ou même quartier, d’une même classe d’âge se réunissant régulièrement pour discuter de sujets politiques, de société ou de simples badinages. À l’origine, il réunissait les garçons ayant subi certains rites (circoncision surtout) au même moment ; ces groupes étaient censés renforcer la cohésion sociale. Aujourd’hui de nombreux grins sont mixtes, et on a aussi des grins regroupant uniquement des femmes, des hommes d’affaires, des retraités…

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