Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). Alix Philippon propose une analyse de l’ouvrage de François Burgat, Comprendre l’islam politique. Une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste, 1973-2016 (La Découverte, 2016, 264 pages).
François Burgat, c’est d’abord un style ciselé, élégant et efficace. La métaphore qui fait mouche, l’impertinence qui donne à penser sont chez lui au service d’une thèse d’une remarquable stabilité depuis les années 1980 : derrière le lexique islamique auquel ont recours les acteurs islamistes se cachent des causes toutes profanes, sociales et politiques. Et ce retour massif au « parler musulman », moins sacré qu’il n’est endogène, se traduit par une extrême diversité d’appropriations. En récusant toute relation causale stable entre islam et action politique, son analyse échappe aux travers de l’approche culturaliste dont Gilles Kepel s’est fait le chantre. Ce qui n’est pas la moindre de ses qualités.
À la fois scientifiquement et politiquement incorrect, Burgat nous offre ici une ego-histoire étonnamment humble, truculente et au moins aussi passionnante que celle qu’Olivier Roy a consacrée à son propre parcours dans En quête de l’Orient perdu (Seuil, 2014). De l’ombre de son clocher de Savoie, où il a très vite l’intuition qu’il n’abrite pas le seul universel possible, à ses multiples expériences professionnelles et personnelles en pays arabes (Algérie, Égypte, Yémen, Syrie, etc.), en passant par son tour du monde de jeunesse et les enseignements du terrain français, l’auteur nous offre une perspective grand angle sur une riche trajectoire au cœur d’une altérité – arabe et musulmane – souvent diabolisée. Aux arguties théoriques qui peuvent à juste titre le rebuter chez nombre de ses collègues politistes qui oublient de se référer à leur terrain, François Burgat préfère le « pragmatisme méthodologique ».
Avec générosité, il nous embarque dans une aventure humaine et intellectuelle où, à coups d’analyses politiques mais aussi d’anecdotes savoureuses, il donne à voir ce que la fabrique des idées, la production d’un savoir scientifique doivent à l’expérience et à la perception intime, mais aussi à une méthode qualitative, celle de l’immersion prolongée dans les sociétés complexes qu’on se propose, dans l’idéal, d’abord de comprendre et ensuite d’expliquer. François Burgat défend avec conviction une science politique inductive, comparative et dialogique, élaborée en interaction avec son objet d’étude. Mais cette proximité, jugée suspecte, a un coût élevé : « l’ami des égorgeurs » comme il a pu être vite catalogué dans les années 1990, a longtemps été victime d’un ostracisme aussi bien du milieu politique que médiatique, mais aussi (surtout ?) académique.
C’est peut-être la virulence des réactions à ses thèses qui peut quelquefois le pousser à épouser un registre normatif et militant : les « égoïsmes » occidentaux sont alors dénoncés et la « responsabilité » des dominants non musulmans dans les phénomènes de radicalisation rappelés. Quoi qu’il en soit, cette approche « tiers-mondiste » – comme la qualifie Olivier Roy – nous semble aujourd’hui essentielle (quoique non exclusive d’autres paradigmes explicatifs) pour comprendre ces violences qui sont perpétrées ici comme ailleurs au nom de l’islam. Elle replace au cœur de l’analyse, et sur le temps long, la domination pérenne du Nord sur le Sud, mais aussi « le dérèglement de la sphère du politique, le dysfonctionnement des mécanismes de représentation et d’allocations des ressources entre les composantes du tissu politique ». Elle rappelle donc que l’affrontement, loin d’être imputable à l’islam, relève avant tout d’une matrice non religieuse.
Alix Philippon
Pour vous abonner à Politique étrangère, cliquez ici.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.