Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°1/2017). John Seaman, chercheur au Centre Asie de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Kevin P. Gallagher, The China Triangle: Latin America’s China Boom and the Fate of the Washington Consensus (Oxford University Press, 2016, 256 pages).
Depuis la fin du XIXe siècle, l’Amérique latine est perçue comme la chasse gardée prioritaire des États-Unis. Mais depuis une décennie ce sont des vents qui soufflent d’Asie, et plus particulièrement de Chine, qui s’imposent sur le Nouveau Continent. À travers le commerce, des investissements et une diplomatie proactive, la Chine a réussi à s’implanter de manière conséquente en Amérique latine, sous le nez de Washington.
La Chine aurait investi 119 milliards de dollars dans la région entre 2003 et 2013, et les banques officielles chinoises y sont devenues les premiers créanciers étrangers. Alors que la Chine est devenue le premier partenaire commercial des pays de l’Amérique du Sud en 2011 (sans compter le Mexique ou l’Amérique centrale), le président Xi Jinping annonce en 2015 son ambition de hausser le niveau des échanges commerciaux avec la région au sens large à 500 milliards de dollars par an en 2025, et d’y investir 250 milliards d’ici là. Au moment où la présidence de Donald Trump laisse prévoir un regain de tension sino-américaine, cette région promet d’être un terrain fructueux de rivalité entre Pékin et Washington.
C’est dans ce contexte de tension que Kevin Gallagher tente de mettre les choses en perspective pour calmer et réorienter le débat dans The China Triangle, en y valorisant un scénario où les pays d’Amérique latine pourraient tirer bénéfice d’une coopération triangulaire avec les États-Unis et la Chine, au lieu de s’enfermer dans l’un ou l’autre camp.
Une des idées fortes de l’auteur est que la Chine ne se positionne pas nécessairement en contradiction avec l’approche « occidentale » dans la région, menée avant tout par les États-Unis et les institutions financières internationales. Au contraire, elle serait plutôt complémentaire. Par exemple, contrairement aux idées reçues, beaucoup de crédits proposés par les banques chinoises sont négociés aux taux commerciaux, et non à des taux préférentiels (les soi-disant sweetheart deals). Pékin aurait par ailleurs tendance à opérer dans des pays jugés à trop fort risque par d’autres, comme le Venezuela, créant dès lors des opportunités de développement qui n’auraient peut-être pas existé sans la Chine. Afin de compenser le risque, les banques chinoises développent des formules comme les « crédits-contre-nature » (ou oil-for-loans), qu’elles auraient notamment appris du Japon pendant les années 1970. Au niveau sectoriel, la Chine vise les infrastructures : la région aurait des besoins estimés à 260 milliards de dollars par an.
Le vrai souci, selon l’auteur, est que les pays d’Amérique latine manquent toujours des moyens de profiter pleinement de leurs relations économiques avec les États-Unis et la Chine. Ils se sont libéralisés trop rapidement à l’ère du Washington Consensus, et avec la multiplication des traités de libre-échange ils ont perdu la flexibilité nécessaire pour investir dans l’innovation et la compétitivité des exportations. C’est en partie pour cette raison que ces pays n’ont pas su capturer et réinvestir les rentes de leurs richesses du sol, vendues alors que le China Boom battait son plein entre 2003 et 2013, pour en faire une vraie aubaine économique de plus long terme. Sous Donald Trump, des changements systémiques semblent proches : les pays d’Amérique latine y trouveront peut-être l’occasion de changer de dynamique.
John Seaman
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