Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Rémy Hémez, chercheur au Laboratoire de recherche sur la défense (LRD) de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Jean-Vincent Holeindre, La ruse et la force. Une autre histoire de la stratégie (Perrin, 2017, 528 pages).

Ruse et force

Avec cet ouvrage, Jean-Vincent Holeindre, professeur de science politique à l’université de Poitiers et directeur scientifique de l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (IRSEM), cherche à en finir avec le « modèle occidental de la guerre ». Ce dernier serait marqué davantage par la force que par la ruse qui, elle, serait inefficace et illégitime. Le pari de l’auteur est réussi avec brio. Au travers d’une « histoire dialectique et généalogique », il montre bien que la ruse n’est pas le parent pauvre de la stratégie, et qu’elle est tout à fait compatible avec la force. L’auteur aboutit ainsi à une intéressante définition de la stratégie comme « l’art de dompter la violence armée par les moyens de l’intelligence pour en faire une force maîtrisée et efficace, capable d’emporter la victoire ».

Une première partie du livre est consacrée à la formation de la stratégie dans le contexte antique. L’auteur y propose sa lecture de l’Iliade et l’Odyssée, et montre notamment que dans la première, souvent vue comme le poème de la force, la ruse n’est pas absente. L’auteur reprend à plusieurs reprises la distinction symbolique entre Achille, héros de la force qui est un soldat, et Ulysse, héros de la ruse qui est un stratège. Jean-Vincent Holeindre considère que la guerre du Péloponnèse constitue un tournant, puisque les Grecs y ont appris à mener une « autre » guerre, différente des tactiques hoplitiques, et prenant davantage en compte la surprise. La ruse s’impose alors comme un appui indispensable. Plus tard, les Romains n’ont de cesse de dénoncer la ruse sur les plans moral et juridique mais n’hésitent pas à l’employer sur le plan stratégique. Ils tirent surtout d’importantes leçons au contact de leurs ennemis, ce qui les pousse à renforcer le rôle qu’ils prêtent au renseignement et à l’usage de stratagèmes.

La deuxième partie traite de la « modernité stratégique ». L’auteur y aborde notamment la question de la ruse chez Machiavel et Clausewitz, mais il convoque d’abord trois figures essentielles de la guerre qui émergent entre le Moyen Âge et le début de la Renaissance. Le chevalier, pour qui la ruse compte – on pense par exemple à Bertrand du Guesclin – mais n’est plus envisageable une fois la bataille engagée. L’ingénieur militaire, qui devient un « maître des stratagèmes » dans le cadre de la guerre de siège. Enfin, le « soldat de l’humanisme » voit la ruse fortement valorisée, tant pour dominer le combat que pour épargner des vies.

La troisième partie rend compte du « devenir de la ruse ». L’auteur revient sur les grandes opérations d’intoxication de la Seconde Guerre mondiale, et sur la guerre dans le désert où, avec Allenby, la ruse n’est plus seulement le résultat de l’imagination du stratège mais le fruit d’un plan conçu par les états-majors. L’ultime chapitre de l’ouvrage est consacré au terrorisme et à ce que l’auteur appelle la « stratégie du poulpe » : animal capable de tout enserrer, très difficile à saisir et se régénérant lorsqu’une de ses tentacules est sectionnée.

Jean-Vincent Holeindre nous offre ici une réflexion passionnante, aidée d’un style clair. Il démontre parfaitement que « la ruse sans la force est impuissante et que la force sans la ruse est aveugle ».

Rémy Hémez

Pour vous abonner à Politique étrangère, cliquez ici.