Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n°2/2017). Aurélien Denizeau propose une analyse de l’ouvrage de Simon Waldman et Emre Caliskan, The New Turkey and its Discontents (Hurst & Co., 2016, 344 pages).
Alors que Recep Tayyip Erdogan et son parti, l’AKP, viennent de remporter à une courte majorité le référendum qui doit leur permettre de modifier la Constitution de la Turquie, un retour sur les profondes mutations qu’a connues ce pays ces deux dernières décennies est plus que bienvenu. C’est à cette œuvre d’analyse et de synthèse que s’attellent Simon Waldman, spécialiste du Moyen-Orient et plus spécifiquement des dynamiques socio-politiques turques, et Emre Caliskan, journaliste et analyste turc. Documenté par une très abondante bibliographie et agrémenté d’annexes pratiques et précises, cet ouvrage se présente comme une synthèse approfondie des dynamiques qu’a connues la Turquie au tournant du siècle et depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002.
Découpé en sept chapitres, The New Turkey and Its Discontents s’ouvre sur la mise sous tutelle de l’armée par le nouveau pouvoir turc. C’est un choix délibéré : ce que raconte cet ouvrage, c’est d’abord la fin d’un ordre ancien dominé par les militaires. L’instrument de ce bouleversement est double : un parti, l’AKP, qui s’appuie sur une base sociologique profondément ancrée dans le pays mais trop souvent ignorée, et à laquelle le deuxième chapitre s’intéresse ; et un homme, Recep Tayyip Erdogan, chef incontesté de ce parti, et dont la personnalité controversée est étudiée en profondeur dans le chapitre suivant. Les auteurs insistent beaucoup, à ce sujet, sur l’idée de « majoritariannisme » qui mobilise l’AKP : cette dernière, remportant les élections démocratiques, se voit comme le porte-parole de la majorité du pays, majorité souvent oubliée dans l’histoire turque et qui goûte un sentiment de revanche. Cette majorité turque, sunnite et conservatrice, est opposée aux autres minorités auxquelles est retirée toute reconnaissance : kémalistes occidentalisés, Kurdes, alévis et autres minorités religieuses. Ce processus est présenté sans manichéisme : l’ouvrage démontre qu’il s’appuie sur un réel sentiment de discrimination longtemps ressenti par cette majorité silencieuse sur laquelle s’appuie aujourd’hui l’AKP.
Les chapitres consacrés aux pressions exercées sur les médias, à la tentative avortée de résolution du conflit avec le PKK (mouvement séparatiste kurde), et au semi-échec de la diplomatie théorisée par Ahmet Davutoglu n’incitent pas à l’optimisme. Avec un regard critique qui sait rester dans la nuance, les auteurs montrent bien combien l’AKP a pu décevoir les espoirs qu’elle avait suscités, tant dans une certaine frange des libéraux turcs que dans son environnement régional. En particulier, l’analyse du processus diplomatique qui a conduit la Turquie à se rapprocher de ses voisins sur fond de tentative d’ouverture économique, puis des crises consécutives aux révolutions arabes et à la guerre civile syrienne, intéressera ceux que la politique étrangère turque contemporaine déroute et intrigue. L’ouvrage incite-t-il pour autant au pessimisme ? Non, car il accorde tout au long de ses pages une importance certaine à la société civile turque, qu’on découvre de plus en plus active et mobilisée. L’avenir n’est donc pas écrit : si le pays doit relever de nombreux défis, il reste à la croisée des chemins et l’autoritarisme croissant de son gouvernement ne doit pas faire oublier le potentiel démocratique et modernisateur des nouvelles générations.
Aurélien Denizeau
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