Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne de Politique étrangère (n°3/2017). Aurélien Denizeau propose une analyse de l’ouvrage de Jana J. Jabbour, La Turquie. L’invention d’une diplomatie émergente (CNRS Éditions, 2017, 344 pages).
Alors que la Turquie traverse une série de crises intérieures qui mettent en danger son caractère démocratique, et que sa diplomatie n’en finit pas de surprendre, cet ouvrage apporte un éclairage original sur une politique étrangère parfois déroutante. C’est sous l’angle de l’émergence que Jana Jabbour choisit d’aborder ce thème : il s’agit pour elle de démontrer comment l’activisme diplomatique turc est en réalité symptomatique d’une
« diplomatie émergente ».
Dès les premiers chapitres, ce concept est explicité : puissance moyenne aspirant à une plus grande place dans les relations internationales contemporaines, la Turquie poursuit cet objectif par un activisme tous azimuts, tâchant en particulier de se ménager une sphère d’influence dans son environnement régional, au Moyen-Orient. De manière assez classique, l’ouvrage est divisé en trois grandes parties présentant respectivement la genèse de cette doctrine diplomatique originale, les outils sur lesquels elle peut s’appuyer, et les limites qu’elle rencontre. Ce dernier thème, en particulier, permet de comprendre comment une doctrine qui paraissait si ambitieuse s’est montrée incapable de répondre aux défis posés par les révolutions arabes et la guerre civile syrienne.
L’ouvrage de Jana Jabbour tombe à point nommé pour faire une synthèse de la politique étrangère mise en œuvre par Ankara depuis le début des années 2000. Il permet d’éclairer les ressorts et les objectifs de cette « diplomatie émergente » et, par là même, de questionner plus généralement la notion d’émergence dans les relations internationales. En ce sens, cet ouvrage n’intéressera pas seulement les spécialistes de la Turquie, ou les néophytes désireux de mieux comprendre sa politique étrangère, mais également ceux qui travaillent sur d’autres puissances émergentes. L’ouvrage est d’ailleurs émaillé de comparaisons avec des pays comme l’Inde, la Chine ou le Brésil, qui permettent de comprendre les stratégies mises en place par ces puissances moyennes, tout en soulignant la spécificité turque. En effet, et de l’aveu même de l’auteur, la diplomatie mise en œuvre par Ankara se distingue, parmi les puissances émergentes, par son ancrage dans une région très instable, mais aussi et surtout par son refus d’une opposition frontale aux pays occidentaux.
Dans certains chapitres, Jana Jabbour approfondit des thèmes plus spécifiques, qui ouvrent de nouvelles interrogations sur la politique intérieure et extérieure turque. On s’intéressera notamment à la question des think tanks turcs ; l’auteur explique comment ces derniers, plutôt que de produire un travail d’analyse objective, ont joué le rôle de courroie de transmission du gouvernement turc, se chargeant tout à la fois de légitimer
« scientifiquement » ses orientations diplomatiques nouvelles, et de rétablir des liens avec les sociétés civiles moyen-orientales. Plus généralement, l’auteur aborde la question des organismes non étatiques (ONG, minorités ethniques, groupes d’influence) utilisés par la diplomatie turque. Elle rappelle notamment le rôle joué dans cette dernière par la puissante confrérie de Fethullah Gülen, aujourd’hui accusée par le président Recep Tayyip Erdogan d’avoir fomenté le coup d’État manqué de juillet 2016, mais qui a largement facilité dans les années 2000 la politique publique turque vis-à-vis du Moyen-Orient, de l’Afrique et de l’Asie centrale.
Aurélien Denizeau
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