Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne de Politique étrangère (n°3/2017). Denis Bauchard, conseiller pour le Moyen-Orient à l’Ifri, propose une analyse croisée des ouvrages de Jean-Pierre Filiu, Le Miroir de Damas. Syrie, notre histoire (La Découverte, 2017, 240 pages) et de Frédéric Pichon, Syrie : une guerre pour rien (Éditions du Cerf, 2017, 192 pages), et de l’étude de Michel Duclos, Syrie : en finir avec une guerre sans fin (Institut Montaigne, 2017).

La tragédie syrienne, qui entame sa huitième année, continue de nourrir un débat interne parfois vif. À ceux qui apportent leur soutien aux « rebelles » et réclament le départ de Bachar Al-Assad, qualifié de criminel de guerre, s’opposent ceux qui estiment que les pays occidentaux, par impuissance ou naïveté, ont contribué à répandre le chaos dans un Moyen-Orient dont la stabilité avait déjà été affectée par l’intervention américaine de 2003 en Irak.

Ces deux livres, Le Miroir de Damas et Syrie : une guerre pour rien, écrits par deux auteurs qui connaissent bien ce pays pour y avoir vécu, participent à ce débat et proposent deux lectures diamétralement opposées de la situation, de ses déterminants profonds, comme du jeu des acteurs de ce drame. Comment en est-on arrivé là ? Qui est responsable de cette « guerre pour rien » ? Autant de questions auxquelles Jean-Pierre Filiu et Frédéric Pichon essaient de répondre à partir d’approches totalement divergentes.

Jean-Pierre Filiu a toujours exprimé une forte sympathie à l’égard des rebelles syriens, comme en témoignent son ouvrage récent Je vous écris d’Alep (Denoël, 2013) ou son blog Un si proche Orient. Il situe cette fois-ci son propos dans une perspective résolument historique, en soulignant que l’histoire de la Syrie est également, pour reprendre le sous-titre du livre, « notre histoire ». « N’oublions jamais », écrit-il à la dernière ligne de son livre, « qu’un peu de notre destin, à nous ici, se joue chez eux, là-bas ». En effet, l’Europe, et plus encore la France, se sont trouvées impliquées dans l’histoire de ces « espaces de Syrie… saturés d’une histoire complexe » et souvent violente. Les croisades, le régime des Capitulations mis en place dès le XVIe siècle, la protection des chrétiens d’Orient, l’intervention française de 1860 à la suite des massacres de chrétiens, le rôle de la France dans le dépeçage de l’Empire ottoman et son mandat sur le Liban et la Syrie, une politique active d’intervention depuis le début de la Ve République : tout montre que l’histoire de la Syrie est une partie de notre histoire. Cela signifie-t-il que nous avons une part de responsabilité dans la tragédie syrienne d’aujourd’hui ? Filiu n’est pas loin de le penser. Après avoir évoqué la façon quelque peu chaotique dont a été exercé le mandat, il ajoute : « Comment ne pas trouver dans ce triste feuilleton mandataire les échos de la conflagration actuelle ? »

À cet égard, l’auteur évoque l’évolution de la politique française, soulignant à juste titre ses variations et ses contradictions. La « guerre des ombres » menée par Hafez Al-Assad contre François Mitterrand va de l’assassinat de l’ambassadeur de France au Liban à l’attentat contre le Drakkar, où périssent en 1983 58 soldats français, et se termine par la visite du président français à Damas en 1984 – pour tourner la page. Jacques Chirac, sur le conseil de Rafic Hariri, développe des liens personnels avec Hafez Al-Assad, aux obsèques duquel il sera le seul chef d’État occidental à se rendre. Il reçoit les dividendes de ce rapprochement lors de l’opération « Raisins de la colère », qui aboutit, grâce à l’appui du président syrien, à la mise en place d’un comité de surveillance co-présidé par la France et les États-Unis, comité permettant de protéger la souveraineté libanaise contre les incursions d’Israël. Sa prévenance à l’égard de Bachar Al-Assad qu’il voit comme un réformateur est pourtant rapidement déçue : après l’assassinat de Rafic Hariri, Jacques Chirac bascule dans un affrontement déterminé avec le régime. Quant au président Sarkozy, il passe, comme à son habitude, d’un excès à l’autre, invitant Bachar Al-Assad à Paris le 14 juillet 2008 pour participer au lancement de l’Union pour la Méditerranée, le recevant chaleureusement en décembre 2010 à Paris, avant d’exiger quelques semaines plus tard le départ d’un chef d’État qui « tire contre son peuple ».

En fait, le livre de Jean-Pierre Filiu confirme que la Syrie, le pays de Cham qui s’étend du Taurus au Sinaï, a été au cours des siècles un espace de violences continues, comme l’irruption des croisés, la dévastation de Damas et le pillage d’Alep par Tamerlan en 1401, ou le bombardement de Damas par les troupes ­françaises en 1925. Il note que des événements récents peuvent trouver de troublantes analogies dans un passé parfois lointain. Il juge ainsi que la présidence d’Hafez Al-Assad est tout aussi « implacable que le califat de Moawiyya », fondateur de la dynastie des Omeyyades. Quant à l’utilisation de la faim comme arme de guerre, il rappelle le précédent ottoman de 1915 envers les Arméniens.

Pour sa part, Frédéric Pichon donne une analyse sans complaisance de la situation de la Syrie d’aujourd’hui, et une critique de la position des pays occidentaux, et donc de la France. Il relève la capacité de résilience du régime, manifestement ­sous-estimée, ce dernier continuant à bénéficier non seulement de l’appui des minorités alaouite, druze et chrétienne mais également de celui d’une partie de la ­bourgeoisie sunnite intégrée au pouvoir. Pour l’auteur, « le système en vigueur à Damas cumule le double héritage historique du clientélisme clanique et des méthodes soviétiques ». Il note également que « la brutalité de la répression, les méthodes d’infiltration, le retournement des adversaires, la torture et la propagande grossière sont encore là », et contribuent au succès sur le terrain, notamment à Alep. Le régime est certes affaibli, mais il tient une « Syrie utile », qui représente le tiers du territoire mais les deux tiers de la population, où la vie quotidienne se déroule selon une certaine normalité. L’affaiblissement est pourtant celui du baasisme, et du régime lui-même, qui doit désormais composer avec « un entreprenariat milicien », et la présence de plus en plus encombrante de la Russie et de l’Iran.

La détermination russe et iranienne à défendre le régime a été à l’évidence également sous-estimée. Dès 2011, l’appui russe est à la fois économique – approvisionnement en produits pétroliers raffinés – et politique – vétos systématiques à des projets de résolution déposés auprès du Conseil de sécurité. Il prend une nouvelle dimension en septembre 2015, avec des frappes aériennes de forte densité. Pour Frédéric Pichon, « la cohérence et l’efficacité de l’appui russe […] apparaissent à juste titre comme remarquables ». L’Iran, pour sa part, s’est engagé à la fois indirectement, par le Hezbollah et des milices chiites composées de combattants irakiens et afghans, et de plus en plus directement à travers la force Al-Qods, des Gardiens de la Révolution. Son chef, le général Qassem Soleimani, est devenu un véritable proconsul qui pèse sur la politique intérieure syrienne. Ces appuis ont été déterminants pour éviter la chute du régime en 2015, et pour entamer la reconquête des zones d’opposition modérée, notamment la reprise d’Alep. Face à cette détermination, l’auteur ne peut que constater la pusillanimité des pays occidentaux, et leur échec à aider efficacement une opposition divisée et de plus en plus radicalisée.

Frédéric Pichon est particulièrement critique de la politique, ou plutôt de « l’irrealpolitik », suivie par la France d’abord avec Nicolas Sarkozy puis François Hollande, et du « naufrage de la diplomatie française ». Il y voit l’effet de l’influence des « néoconservateurs » français, qui entretiennent des liens étroits avec les think tanks américains, et dont le paradigme se situe, selon lui, entre « brutalité guerrière et posture humanitaire, de relativisme et d’essentialisme tout à la fois ». Il ajoute : « La dernière décennie a illustré l’épuisement de la prophétie occidentaliste : ses valeurs ont définitivement sombré dans les montagnes afghanes et les déserts irakiens. » D’une façon plus générale, il estime que le conflit syrien est le révélateur des « basculements inédits de l’ordre international […] Se joue aussi sur le théâtre syrien la progressive paralysie de l’Occident entravé dans ses actes mais aussi ses mots, donnant la pénible impression d’un monde qui lui échappe ». De fait, son livre élargit le propos à des considérations sur l’islam, sur la réaction de l’Occident face au terrorisme, et le sort des chrétiens d’Orient.

La lecture de ces deux ouvrages permet de mieux comprendre les enjeux et les termes d’un débat qui n’est pas près de se clore. Au Moyen-Orient rien n’est simple, et ces deux livres tentent d’en décrypter la complexité.

Celle-ci est bien mise en lumière dans l’étude très complète intitulée « Syrie : en finir avec une guerre sans fin » rédigée par Michel Duclos, ancien ambassadeur en Syrie, et que vient de publier l’Institut Montaigne. Cette étude, qui se présente comme une défense et illustration de la politique française menée depuis 2011, évoque successivement « les leçons de la crise syrienne », « la nature du régime », « fin de partie ou guerre sans fin », avant de proposer six orientations pour contribuer à résoudre le conflit. Au nombre de celles-ci, figurent notamment l’absolue nécessité d’instaurer un cessez-le-feu, la nécessaire intensification du dialogue stratégique avec la Russie, la constitution d’une force de stabilisation issue de la rébellion arabe sunnite, la refonte du processus de transition. L’auteur ne dissimule pas la difficulté de l’exercice, compte tenu du rapport de forces actuel.

De fait, la tragédie syrienne n’est pas seulement une guerre entre « l’opposition modérée » et le régime. Cette guerre, au départ civile, est devenue un conflit régional voire international aux conséquences considérables, impliquant un grand nombre d’acteurs. Des affrontements nouveaux s’y sont développés : entre l’opposition et les groupes djihadistes, entre l’EI et l’émanation syrienne d’Al-Qaïda, entre la Turquie et les Kurdes syriens contrôlés par le PKK, entre les États-Unis et l’Iran, voire entre les États-Unis et la Russie.

Ces contributions nourriront opportunément le débat à un moment où une nette inflexion est apportée par le président Macron à la politique française dans cette zone sensible.

Denis Bauchard

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