Cette recension a été publiée dans le numéro d’automne de Politique étrangère (n°3/2017). Norbert Gaillard propose une analyse de l’ouvrage de Louis Chauvel, La spirale du déclassement. Essai sur la société des illusions (Seuil, 2016, 224 pages).

Louis Chauvel, professeur à l’université du Luxembourg, analyse ici le déclin des classes moyennes dans les sociétés industrialisées.

En début de livre, le sociologue s’attache à montrer que la racine du problème tient essentiellement à la « repatrimonialisation » qui touche les États occidentaux depuis 30 ans. Ce phénomène, dû à la stagnation des salaires, à la hausse du chômage et à l’enrichissement des ménages détenteurs de biens immobiliers, a accru les inégalités puis, au fil des années, rigidifié la reproduction sociale. Cette évolution est évidemment traumatique pour les générations nées à partir de 1960. Cependant, elle correspond aux modalités de développement des États émergents dans lesquels le capitalisme familial se nourrit de la mondialisation pour accroître le patrimoine des élites locales.

Si la « civilisation de classe moyenne » est en train de vaciller, c’est parce que ses piliers se fissurent : doutes croissants sur la méritocratie et l’idée de progrès social, remise en cause du salariat, réduction de la protection sociale, difficulté à devenir propriétaire et démonétisation des diplômes. Louis Chauvel s’attarde sur ces deux derniers points. Particulièrement marqués en France, les déclassements scolaire et résidentiel sont les symptômes les plus criants de la paupérisation et du mal-être des jeunes générations. La frustration qu’elle engendre inquiète l’auteur, surtout dans le cas où elle prendrait des formes politiques extrêmes. Les événements récents lui donnent raison : si le corps électoral avait été composé exclusivement des 18-24 ans, le second tour de la présidentielle de 2017 aurait opposé Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon.

Le « grand déclassement » – à savoir le dépassement de la classe populaire et de la «classe moyenne inférieure » françaises par la classe moyenne des pays émergents – est ensuite étudié. Ce mouvement de fond est appelé à s’amplifier sous l’effet de trois facteurs : la poursuite du creusement des inégalités en France, la réduction continue entre le niveau de vie moyen ­français et émergent et la réapparition de conflits de classes violents.

L’analyse va crescendo et les 30 dernières pages de l’ouvrage sont aussi remarquables qu’émouvantes. Pour Chauvel, la crise que la France et les pays développés traversent actuellement est liée à l’insoutenabilité de leur modèle économique et social et à leur incapacité à se réformer. Il n’hésite pas à invoquer les travaux de Joseph Tainter sur la décadence et l’effondrement des sociétés complexes pour nous alerter sur le sort tragique qui nous guette. Seul un sursaut de notre jeunesse peut assurer le salut d’une civilisation qui a si longtemps cru à la science et au progrès humain. Parallèlement, l’auteur déplore un incroyable déni de réalité de la part des dirigeants politiques et des médias. Mais ses critiques les plus acerbes sont adressées à plusieurs de ses collègues, et à certains pans de la sociologie, qui s’évertuent à déclasser la notion de réalité et à construire une dangereuse illusion sociale.

La Spirale du déclassement est un livre majeur et passionnant. C’est aussi un cri d’alerte.

Norbert Gaillard

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