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L’article « Le style canadien et la politique étrangère » a été écrit par Louis Balthazar, politologue québécois et professeur au département de science politique à l’université de Laval, et publié dans le numéro 2/1973 de Politique étrangère.

Parmi les facteurs qui conditionnent la politique étrangère d’un État, on s’accorde généralement pour inclure ce qu’on a appelé le style national. Stanley Hoffmann a déjà démontré la validité de l’analyse stylistique dans son ouvrage Gulliver empêtré. Sans reprendre cette démonstration, on peut émettre tout simplement l’hypothèse de base qu’il existe au niveau des collectivités un certain style ou une façon de percevoir le monde et de réagir à l’endroit du système international. Ce style peut évoluer et même subir des mutations profondes mais, comme il s’enracine dans des expériences historiques traumatisantes, il tend habituellement à persister pour plusieurs générations. La politique étrangère d’un État ne peut qu’être considérablement affectée par les composantes de ce style.

Bien sûr, cette influence ne jouera pas également sur toutes les décisions d’ordre international. Qu’un État entre en guerre contre un voisin pour défendre des frontières menacées, cela ne ressort guère des structures mentales des gouvernants ou de la population. Il est des situations qui commandent partout des réactions à peu près semblables. En revanche, il y a d’autres conjonctures — et la politique internationale en est tissée — qui peuvent susciter toute une gamme de réponses suivant l’image qu’on se fait de la réalité. Par exemple, ce n’est pas la nature même du système international qui appelait les États-Unis à ne pas se joindre à la Société des Nations. C’est bien plutôt la façon dont les Américains percevaient ce système. Je voudrais tenter ici de dégager sommairement quelques traits du style canadien tel qu’il a pu se manifester dans la politique étrangère du Canada. Je m’attacherai d’abord à définir ce style en fonction des expériences historiques et des comportements des Canadiens de langue anglaise puisque ce sont eux, presque exclusivement, qui ont conçu et exécuté la politique étrangère du pays jusqu’à une période toute récente. Les Canadiens français, pour des raisons que je tenterai d’esquisser plus loin, n’ont participé que très rarement à l’élaboration de la politique extérieure en tant que collectivité. Quand ils l’ont fait à titre d’individus, comme par exemple dans le cas des Premiers Ministres francophones, ils ont dû adopter le style de leurs compatriotes de langue anglaise.

Le présent article voudrait aussi indiquer comment ce style a façonné des attitudes particulières à l’endroit de l’Europe et enfin relever les facteurs d’une évolution possible.

L’expérience historique des Canadiens anglais

Historiquement, l’existence du Canada comme entité politique tient à la volonté d’un groupe de colons d’Amérique du Nord de demeurer fidèles à la Couronne britannique. Cette volonté a été traditionnellement interprétée en fonction d’un clivage idéologique entre les Révolutionnaires américains et les Loyalistes. Des études récentes ont remis en cause cette interprétation. Il semble bien qu’il n’y avait pas de véritable aristocratie dans les colonies américaines avant la Révolution et qu’il faille chercher les causes du Loyalisme dans des facteurs plutôt contingents comme la sécurité de l’emploi, la géographie, des inimitiés personnelles, etc. Bien plus, Révolutionnaires et Loyalistes partageaient une même fidélité au libéralisme de John Locke. Si les premiers s’inspiraient du philosophe anglais pour justifier leur lutte contre la « tyrannie » de George III, les seconds s’appuyaient encore sur Locke en s’opposant à une rébellion que, selon eux, des abus passagers ne justifiaient pas.

Les Loyalistes avaient mal misé. Ils ont perdu. Les Révolutionnaires n’ont pas manqué de le leur rappeler en les chassant de la terre natale et en ne leur laissant d’autre choix que de trouver refuge dans les territoires demeurés sous la tutelle britannique.

Ainsi l’histoire canadienne-anglaise débute sous le signe de l’échec. Des libéraux américains se voient éloignés de leur milieu naturel et doivent se trouver, pour légitimer leur existence collective, un mythe différent de celui de leurs frères qui ont créé la nation américaine. Ils se tourneront désormais vers la Couronne britannique pour oublier leur défaite et même se féliciter d’avoir échappé à la République.

A l’endroit des nouveaux Républicains, ils entretiendront une attitude quasi schizophrénique. Ils ne pourront jamais détester ceux avec qui ils avaient vécu l’expérience coloniale et le nouveau libéralisme américain. Mais leur fierté les invitera sans cesse à se définir en opposition à ceux qui les ont refoulés vers le Nord. Profondément ils demeureront des Américains mais symboliquement ils s’affirmeront toujours avant tout comme des Britanniques. Le pays qu’ils fonderont, ce sera l’Amérique britannique du Nord. Leur drapeau sera l’Union Jack et leur hymne dit national le « God Save the King ».

Des émigrants se joindront à eux en grand nombre et modifieront dans une certaine mesure la structure sociale du Canada. Mais, pas plus qu’aux États-Unis, le mythe collectif ne sera remis en question. John Diefenbaker, petit fils d’émigrant, n’est-il pas un des plus loyaux sujets de la Reine du Canada ?

Le style canadien sera donc profondément marqué par un américanisme parfois latent mais toujours présent et par le refus d’adhérer comme les Américains à un idéal national. Voyons maintenant comment la politique étrangère du Canada peut se définir en fonction de ces deux courants.

Un certain style américain

Le Professeur américain Louis Hartz, dans un brillant ouvrage intitulé The Liberal Tradition in America, caractérise l’expérience américaine par la conscience d’avoir échappé à la dialectique européenne des idéologies et par l’établissement d’un libéralisme pur, libéré de la confrontation aux autres idéologies. Au Canada aussi, en dépit de certains courants élitistes et socialistes apparentés à des phénomènes britanniques, le libéralisme remporte une victoire facile.

La politique étrangère du Canada, comme celle des États-Unis, sera profondément marquée par la bonne conscience libérale du Nord-Américain. Retenons trois traits propres à ce style : le moralisme, l’isolationnisme et le messianisme.

On l’a déjà constaté à plusieurs reprises, la politique étrangère des États-Unis est toujours demeurée marquée par le puritanisme des origines. Le Canada participe à ce courant bien que différemment. Le puritanisme canadien est peut-être plus primitif que celui des Américains : il tend à condamner la politique de puissance d’une façon plus décisive encore que n’ont pu le faire les États-Unis. Les Canadiens, quand ils se sont fait entendre dans les Conférences internationales, ont défendu à temps et à contre-temps des grands principes moraux. En 1921, le ministre de l’Industrie et du Commerce, Sir George Foster, acclamait la nouvelle « diplomatie ouverte » inaugurée par la Société des Nations, et se faisait l’apôtre de la confiance et de la solidarité entre les nations. Par la suite, les Canadiens ont toujours été parmi les premiers à parler de désarmement, de coopération et à vanter les mérites des organisations internationales. Cet idéalisme canadien a été caractérisé récemment comme un courant volontariste : la préoccupation constante de contribuer à améliorer l’ordre international en se faisant l’agent de toutes les bonnes causes. Tout se passe comme si la politique étrangère du Canada devait se poursuivre au nom d’une mission sacrée. L’idéalisme wilsonien a peut-être fait plus de chemin au Canada qu’aux États-Unis. Cet idéalisme, et la bonne conscience qui l’accompagnait, on les retrouvait encore dans les paroles d’un ministre des Affaires extérieures, il y a à peine plus de dix ans : « Comme peuple, déclarait M. Howard Green au Parlement, nous possédons des traditions de courage, de sens commun et de foi religieuse… Je crois que les Canadiens doivent envisager le monde avec optimisme et aussi avec idéalisme, et c’est cela que notre peuple a fait. »

Le moralisme américain a engendré historiquement deux grands types de politique étrangère moins contradictoires qu’ils ne le paraissent. L’un tient à la préoccupation du pur de ne pas se souiller, l’autre à son désir de purifier les autres (la contemplation et l’apostolat !) : l’isolationnisme et l’interventionnisme missionnaire. Les Américains ont pratiqué l’un et l’autre avec un même esprit. Woodrow Wilson et Henry Cabot Lodge se sont opposés tragiquement au sujet de la Société des Nations. Mais tous les deux s’inspiraient d’un certain sentiment de supériorité morale propre à la culture américaine. Ils rejetaient tous les deux, fidèles au testament de George Washington, les « alliances contraignantes » (« entangling alliances »). Lodge croyait que la SDN allait les perpétuer, Wilson avait conçu l’organisation pour les abolir.

Tandis que les Américains optaient pour l’isolationnisme et se tenaient à l’écart de la Société internationale, les Canadiens pouvaient se payer le luxe de devenir membres de la SDN tout en demeurant isolationnistes. En effet, le Canada s’est bientôt senti plutôt inconfortable à l’intérieur de l’organisation que leurs voisins avaient répudiée. Car, si la fidélité canadienne à l’Empire britannique ne permettait pas l’isolationnisme total, il n’en demeurait pas moins qu’en Amérique du Nord, les Canadiens n’avaient que faire des problèmes de sécurité européenne.

Cet isolationnisme a commencé de s’exprimer quand les Canadiens refusèrent d’endosser l’article X du Pacte de la SDN garantissant les arrangements territoriaux existants et instituant un système efficace de sécurité collective. Les diplomates canadiens voyaient dans cet article les caractères d’une « alliance contraignante » qu’ils tenaient à éviter selon un réflexe bien américain.

Le Premier Ministre Mackenzie King accentuait cette attitude canadienne un peu plus tard en citant élogieusement un texte du Président Harding : « It is public will, not force, that makes for enduring peace, and peace can always be kept, whatever the grounds of controversy, between peoples who wish to keep it. » S’adressant à la Conférence impériale à Londres, il ajoutait : « I place these words on record largely because I think they help to illustrate the new-world point of view that is in very striking contrast to the old-word attitude of the past, if not of the present, that force is always essential in the preservation of peace. »

Sir Joseph Pope, sous-secrétaire d’État aux affaires extérieures, allait plus loin encore lorsqu’il écrivait dans son journal que le Pacte de la SDN ne valait pas le papier sur lequel il était rédigé. La vraie politique du Canada devait être, selon lui, de développer ses ressources et d’abandonner les questions européennes aux diplomates britanniques.

C’est encore dans cette veine isolationniste que le Canada refuse de signer le protocole de Genève en 1925 et obtient qu’une clause soit insérée dans les accords de Locarno pour exempter les Dominions des obligations contractées par la Grande-Bretagne. Enfin, en 1939 même, le Premier Ministre King se plaignait encore que c’était folie de s’attendre à ce que les Canadiens aillent, tous les vingt ans, sauver un Continent qui ne savait plus se gouverner lui-même.

Les jours de l’isolationnisme étaient comptés. Les Canadiens devaient bientôt s’engager, à la suite de la Grande-Bretagne, dans la guerre contre le nazisme. Les Américains eurent le réflexe plus lent mais ils durent également sortir de leur sainte retraite et s’engager à sauver la démocratie. […]

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