Créée en 1936, Politique étrangère est la plus ancienne revue française dans le domaine des relations internationales. Chaque vendredi, découvrez « l’archive de la semaine ».
* * *
L’article « La guerre survivra-t-elle au XXIe siècle ? » a été écrit par Jean-Louis Dufour, consultant pour les questions militaires et stratégiques, et publié dans le numéro 1/1997 de Politique étrangère.
Emmanuel Kant avait naguère conçu un projet de paix perpétuelle, laquelle interviendrait le jour où trois conditions seraient remplies : la disparition du territoire en tant que symbole pertinent de la puissance des États ; la mondialisation de l’économie ; la convergence des systèmes politiques.
Qu’en est-il donc aujourd’hui ? La mondialisation est en bonne voie. Les systèmes politiques ont esquissé un rapprochement à la mesure des progrès de la démocratie depuis qu’ont disparu l’Union soviétique et les idéologies conquérantes. En revanche, le territoire compte toujours pour beaucoup dans les querelles ou dans les crises pouvant conduire à la guerre. Nul ne saurait prévoir sans imprudence que cette tendance s’inverse dans les prochains lustres.
De surcroît, Emmanuel Kant, homme du XVIIIe siècle, ne pouvait prévoir deux phénomènes caractéristiques de notre fin de siècle, et passablement contradictoires : la folle multiplication des États jointe à la désagrégation progressive de bon nombre d’entre eux. Quand bien même les nations s’abstiendraient de s’affronter par les armes, les guerres ne disparaîtraient pas pour autant. L’analyse des relations internationales contemporaines le montre assez.
L’époque connaît des changements d’importance. Pour tel chroniqueur, « la guerre échoue de nos jours à satisfaire les buts de la politique, la stratégie est abandonnée en tant que telle ». De fait, nonobstant la persistance fâcheuse de passions nationalistes que l’on avait pu croire démodées, les États ne se font plus la guerre. Pour autant cette dernière n’a pas fini de tourmenter les hommes. Des guerres civiles, aux apparences inusitées, éclatent, renaissent, perdurent. En se perpétuant, ces conflits internes se décomposent ; l’ambition politique fait place à l’appât du gain ; à l’instar des hommes, la bataille quitte les campagnes pour émigrer en ville. La dégénérescence de la guerre n’est certes pas un phénomène nouveau. Avant d’être codifiée par un droit spécifique, la guerre au Moyen Age revêtait des formes anarchiques, où la lutte pour un pouvoir mal défini se perdait souvent dans le simple banditisme. En revanche, la guerre menée systématiquement en ville, avec la ville pour enjeu, est une caractéristique singulière des conflits récents, qui pourrait bien marquer les combats du siècle prochain.
Confrontées à ces nouveaux défis et comme elles le font déjà ici ou là, les démocraties choisiront peut-être de rétablir la paix. Cela suppose toutefois satisfaits divers préalables : doctrines ad hoc mises au point et appliquées, soldats professionnels de qualité recrutés en nombre suffisant, matériels appropriés conçus, produits et mis en œuvre. Vaste tâche en vérité, et délicate, puisque l’observation des guerres d’aujourd’hui, seul moyen de nous projeter dans le XXIe siècle, ne garantit pas l’avenir mais peut seulement l’éclairer.
Feu la guerre d’autrefois
« La guerre est morte ! » Paradoxale et provocante, l’heureuse (et déjà ancienne) expression de Claude Le Borgne reflète une évidente réalité : la raréfaction progressive, depuis 1945, des affrontements armés interétatiques. Manifeste au temps de l’opposition Est-Ouest, cette tendance s’est encore amplifiée avec la fin de la guerre froide. Sera-t-elle durable ? De la réponse à cette question dépendent largement doctrines et systèmes de défense, alliances et budgets, matériels militaires et structures des forces. Or, les revendications territoriales sont toujours nombreuses, les tensions et les rancœurs entre nations perdurent sans retenue, et le recours aux juges de La Haye pour régler les différends internationaux n’est nullement systématique.
Pourtant, les faits sont têtus. Avant 1939, quatre fois sur cinq, la guerre concernait des États entre eux. Depuis 1945 et la fin de la Seconde Guerre mondiale, la tendance s’est inversée. Nos contemporains privilégient les conflits internes, le plus souvent entremêlés d’interventions extérieures. Depuis 1980, les affrontements interétatiques se comptent sur les doigts des deux mains, Iran/Irak, Argentine/Grande-Bretagne, Burkina/Mali, Tchad/Libye, invasion du Liban par Israël, Irak/Koweït suivi de la guerre dite « du
Golfe ». Peu d’affaires en vérité même si, pour être précis, il convient d’ajouter à cette liste le débarquement américain sur l’île de la Grenade en novembre 1983, l’opération également américaine visant la capture du chef de l’État panaméen, le général Noriega, en décembre 1989, les incidents de frontière entre le Pérou et l’Équateur au début de 1995. Quant au conflit inter-yéménite, il est difficile de qualifier cet épisode sanglant : guerre civile ou conflit interétatique ? Les spécialistes ont du mal à trancher .
Cette raréfaction des guerres ne laisse pas d’être surprenante. La multiplication par 4 du nombre des États aurait dû entraîner celle de leurs querelles. Il n’en a rien été.
Rémanence des querelles internationales
Tout observateur peut néanmoins noter les risques rémanents de conflits entre nations rivales. L’Inde et le Pakistan sont toujours séparés par une solide inimitié que ne calmeront plus les superpuissances de la guerre froide. La Grèce et la Turquie doivent à leur commune appartenance à l’OTAN et aux fermes pressions du tuteur américain de n’avoir pas recouru aux armes dans ces dernières décennies. La Chine n’a pas renoncé à Taïwan. Israël et la Syrie, en dépit des négociations israélo-arabes, n’ont pas vraiment remisé les armes au vestiaire. L’Iran, adversaire cinq fois millénaire des Arabes, ne caresse-t-il pas le désir de s’installer sur les rives méridionales du Golfe ? Les Émirats le croient, qui s’arment pour l’en dissuader. Pourquoi la présence en Bosnie, dix-huit mois durant, de la SFOR, successeur de PIFOR, convaincrait- elle les populations balkaniques de renoncer à leurs pathétiques et séculaires jeux guerriers ?
Au-delà de ces disputes, génératrices éventuelles de grandes batailles, l’année 1996 a vu se multiplier d’inquiétants incidents internationaux. Ainsi, le 27 janvier, des journalistes turcs prenaient-ils pied sur l’îlot d’Imia, en mer Égée, pour hisser devant les caméras de télévision un drapeau turc aux lieu et place des couleurs grecques. Le 8 février de la même année, les Coréens déclaraient vouloir construire un quai de 80 mètres sur Tokdo, un îlot guère plus grand qu’un bel appartement parisien, que le Japon affirme sien. Quelques semaines auparavant, les îles Hanish, la Grande et la Petite, en mer Rouge, avaient été occupées par des militaires érythréens au grand dam du Yémen. Le 10 septembre, Pékin mettait Tokyo en garde après l’envoi par le Japon d’une équipe d’entretien d’un phare installé sur les îlots de Diaoyou revendiqués par l’ensemble des Chinois, de métropole comme d’outre-mer. Le 6 octobre 1996, des centaines de Taïwanais lançaient 10 000 bouteilles à la mer avec des messages en chinois, anglais, japonais, affirmant la souveraineté de Taipei sur les Diaoyou et dénonçant « les agissements nippons ». Cette agitation autour de rochers inhabités succédait à la tension de l’année précédente en mer de Chine, à propos des îles Spratleys revendiquées simultanément par une bonne demi-douzaine d’États riverains. Début 1997, la Turquie proclamait son intention d’aller détruire les missiles sol-air S 300 commandés par Chypre à la Russie, au cas où ils seraient finalement installés.
Un peu partout dans le monde, la passion nationaliste s’est encore manifestée de la manière la plus sommaire. Rien n’a manqué : déclarations belliqueuses d’hommes et de femmes d’État (Tansu Ciller en Turquie), mouvements de patrouilleurs côtiers et d’hélicoptères, drapeaux japonais brûlés dans les rues de Séoul, éditoriaux enflammés jusqu’à des affrontements armés entre Érythréens et Yéménites, que la France a dû calmer… Pourquoi ? En raison principalement des zones d’intérêts économiques exclusifs attachés à ces îlots, voire dans le cas de Chypre, pour cause de rupture possible des équilibres militaires. A chaque fois, l’opinion publique a paru aisément manipulable. Somme toute ténus, ces différends font resurgir les vieilles rancœurs gréco-turque, sino-japonaise, sino-coréenne… et même arabo-africaine dans le cas des îles Hanish, puisque la Ligue arabe a pris immédiatement fait et cause pour le Yémen contre l’Érythrée, elle- même soutenue par l’Organisation de l’unité africaine (OUA). Annoncer dans ces conditions la fin des conflits entre États semblera pour le moins précipité.
La fin des conflits entre États ?
Cependant, ces sortes d’affrontements pourraient bien se raréfier encore un peu plus. Les raisons en sont diverses, que l’on peut regrouper sous cinq rubriques.
La technologie. Il existe une différence qualitative énorme entre les armements à la disposition des uns et des autres. Les technologies militaires occidentales, pour l’essentiel américaines, dominent largement celles, déclinantes, de l’ex-pacte de Varsovie. L’Occident, auquel il convient d’ajouter le Japon, n’a pas de rival ; ses dépenses d’armement sont supérieures à celles de tous les autres pays réunis, celles consacrées à la recherche militaire représentent 85 % du total mondial. Aucun État au monde ne paraît capable d’inverser la tendance dans un avenir prévisible. Les guerres naissent souvent d’un déséquilibre des rapports de forces d’une ampleur suffisante pour convaincre un État que la balance penche décidément en sa faveur. Serait-ce vraiment la fin de l’ordre militaire ? […]
Lisez l’article en entier ici.
Découvrez en libre accès tous les numéros de Politique étrangère depuis 1936 jusqu’à 2005 sur Persée.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.