Cette recension a été publiée dans le numéro d’été de Politique étrangère (n° 2/2018). Aurélien Denizeau propose une analyse de l’ouvrage de Kemal Kirisci, Turkey and the West: Fault Lines in a Troubled Alliance (Brookings Institution Press, 2017, 320 pages).
Alors que l’alliance entre la Turquie et les pays occidentaux s’est considérablement fragilisée ces dernières années, l’ouvrage de Kemal Kirisci propose une synthèse bienvenue. L’auteur est un bon connaisseur des relations extérieures turques ; il avait vu dans la diplomatie d’Ankara la pratique typique d’un trading state, avant que les enjeux sécuritaires ne reprennent le dessus. Son ouvrage a le mérite de ne pas simplement compiler les évolutions de la politique étrangère turque, mais de les relier aux évolutions internes du pays. En d’autres termes, plus le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir rejette le modèle kémaliste modernisateur aux origines de la République, et plus ses relations avec les pays occidentaux se tendent.
Turkey and the West s’inscrit dans une perspective historique large, revenant aux débuts de l’alliance occidentale turque. Une occasion de rappeler que cette relation a toujours été compliquée, traversée de crises et soubresauts. D’ailleurs, par certains aspects, l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002, permet de rapprocher la Turquie de ses partenaires occidentaux, le pays semblant alors se rapprocher des standards d’une démocratie libérale. À l’ouverture politique interne et aux réformes audacieuses proposées par le parti de Recep Tayyip Erdogan correspondent une coopération réelle avec les États-Unis, et surtout les débuts du processus d’adhésion à l’Union européenne (UE). L’auteur rappelle, au passage, que l’anti-occidentalisme n’est pas en Turquie seulement le fait du camp islamiste : au contraire, dans les années 2000, kémalistes et nationalistes présentent l’AKP comme un instrument américain et européen pour affaiblir la souveraineté turque et son modèle républicain.
Kemal Kirisci, pour sa part, estime que ce lien transatlantique a eu de nombreux effets bénéfiques sur la Turquie. S’il s’efforce de garder un regard objectif, il est assez clair qu’il déplore la dégradation des relations entre Ankara et ses alliés américains et européens. À ses yeux, là encore, celle-ci doit être mise en parallèle avec un retour progressif à l’autoritarisme politique. Sûr de sa position hégémonique, mais également refroidi par les erreurs américaines en Irak et les réticences européennes à la candidature turque, l’AKP adopte une rhétorique de plus en plus critique envers l’Occident. La guerre en Syrie cristallise ces oppositions. Alors même que la Turquie et ses partenaires, notamment américain, français et britannique, semblent partager la même position hostile à Bachar Al-Assad, l’évolution du conflit les conduit à s’opposer. Un temps accusée de soutenir les mouvements djihadistes, Ankara accuse en retour les pays occidentaux d’armer les milices kurdes qu’elle combat. Cette rhétorique anti-occidentale rencontre un succès certain auprès d’une population déçue par l’UE et traditionnellement critique envers les États-Unis.
Les derniers chapitres de l’ouvrage reviennent plus spécifiquement sur la politique étrangère turque. L’auteur y remet notamment en question le rôle d’Ahmet Davutoglu dans l’élaboration de celle-ci. S’il reconnaît volontiers le rôle et l’influence de l’universitaire, il relève que la politique étrangère de l’AKP s’inscrit dans une certaine continuité avec les initiatives antérieures. Ce faisant, Kemal Kirisci renouvelle également le regard porté sur cette diplomatie turque, dont la relation à l’Occident n’est qu’un des aspects les plus symboliques.
Aurélien Denizeau
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