Cette recension a été publiée dans le numéro de printemps de Politique étrangère (n°3/2018). Jérôme Marchand propose une analyse de l’ouvrage de Steve Coll, Directorate S: The C.I.A and America’s Secret Wars in Afghanistan and Pakistan (Allen Lane, 2018, 784 pages).
Ghost Wars, publié en 2004 et récompensé par le Pulitzer, avait permis au journaliste Steve Coll de démontrer l’étendue de son talent. Ce livre-ci reprend et complète le récit. Il s’agit de comprendre pourquoi l’intervention américaine en Afghanistan s’est transformée en intensificateur de tensions géopolitiques. Prenant ses distances vis-à-vis des narratifs concentrant le blâme sur George W. Bush et sa garde rapprochée, l’ouvrage contient des passages très critiques à l’encontre de la bureaucratie militaire américaine.
Selon Directorate S, les carences de cette hiérarchie sont de tous ordres : ignorance, impréparation, narcissisme, vénalité, culte de l’autopromotion personnelle, hubris, absence de retour sur l’erreur, surexploitation du mensonge officiel à des fins auto-protectrices, etc. Plusieurs hauts gradés encensés dans les médias (David Petraeus, Stanley McChrystal…) se retrouvent ainsi ramenés à des proportions plus « réalistes ». Également en cause, la surproduction paperassière à laquelle se livre le Pentagone, sans se soucier de la qualité analytique de ses dossiers. Plus important peut-être, Steve Coll fait ressortir la paupérisation intellectuelle d’une CIA amenée à se rapprocher des forces spéciales et à se conduire en instrument de croisade pseudo-démocratique. En substance : bakchichs obscènes, tortures sadiennes, frappes de drones et raids d’intimidation à foison, mais fort peu de considération pour la dimension ethnologique des conflits et les systèmes de motivations étagées déterminant les actions des acteurs-tiers. Le titre de l’ouvrage met d’ailleurs ce point en avant.
Le Directoire S est une branche du renseignement pakistanais (ISI) en charge de mener toutes sortes d’opérations clandestines via le soutien opérationnel de différents types de groupements armés (talibans, indépendantistes du Cachemire, islamistes radicalisés…). Telle que la décrit Steve Coll, cette unité contrôlée par la haute armée mène un jeu retors, exploitant sans vergogne les faiblesses de ses alliés d’opportunité. Sur le long terme, ces doubles discours en boucles exponentielles, et ces fixations paranoïaques (l’Inde comme source de tous les maux) semblent destinés à produire de graves effets contre-productifs. Cependant, l’auteur admet que l’ISI et ses contrôleurs suivent une ligne cohérente, une fois intégrées les perceptions sous-tendant leurs raisonnements. Par comparaison, les élites de Washington paraissent n’obéir à aucune logique de fond, postures médiatiques (syndrome Obama/Holbrooke) et rapports bureaucratiques prenant systématiquement le pas sur toute réflexion articulée et autocorrectrice.
Le constat est sévère, mais il est étayé par une multitude de sources, américaines et étrangères. La bibliographie est en revanche assez succincte, la force du livre résidant dans la qualité et la diversité des témoins mis à contribution. Steve Coll a mené des centaines d’entretiens sur une décennie, y compris avec de hauts responsables afghans et pakistanais. Il s’est ainsi fait une idée précise des illusions et rancœurs que nourrissent les décideurs des trois systèmes de gouvernement gérant le conflit afghan. À noter : l’auteur a pris soin de recueillir les retours d’opérationnels de terrain et d’analystes dissidents comme Marc Sageman. Bilan : lecture hautement recommandée, l’un des meilleurs ouvrages documentaires sur les questions de sécurité et de renseignement de ces dernières années.
Jérôme Marchand
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