Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018)
. Marc Hecker, rédacteur en chef de Politique étrangère et directeur des publications de l’Ifri, propose une analyse de l’ouvrage de Nicolas Israël, La Terre de l’insolence. Une anthropologie des conflits  (Les Belles Lettres, 2018, 288 pages).

Nicolas Israël, agrégé et docteur en philosophie, a réalisé au cours des dernières années plusieurs consultances pour des institutions françaises sur la lutte contre le terrorisme et les insurrections. Le rapport qu’il a co-écrit en 2012 sur l’« engagement tribal » est par exemple disponible sur le site du Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégiques (CSFRS).

Dans La Terre de l’insolence, il étudie certains conflits contemporains – en particulier en Afghanistan, au Mali et en Somalie – en partant de la base de l’organisation sociale. Les premiers chapitres sont assez conceptuels. L’auteur y définit les notions de tribu, de lignage ou encore de système segmentaire. Il montre que dans les sociétés tribales, les individus sont soumis à des allégeances multiples et parfois concurrentes. Son propos est agrémenté de nombreuses références à des anthropologues, sociologues, philosophes, psychanalystes ou encore spécialistes de stratégie. Balloté entre Lévi-Strauss, Clastres, Gellner, Durkheim, Weber, Freud, Nietzsche, Spinoza et tant d’autres, le lecteur a parfois du mal à suivre la pensée de l’auteur.

Le propos devient plus concret dans la deuxième moitié de l’ouvrage, quand Nicolas Israël détaille des cas d’espèce. Les passages dédiés aux dysfonctionnements des interventions occidentales dans des sociétés tribales sont particulièrement intéressants. L’auteur analyse par exemple les erreurs commises par les autorités coloniales françaises, au début du XXe siècle, face aux Touaregs. En voulant renforcer les pouvoirs du chef des Kel Adagh, les Français n’ont fait que l’affaiblir, et en voulant corriger leur erreur ils ont profondément déstabilisé l’équilibre tribal. Nicolas Israël montre à quel point, plus près de nous, la volonté des Américains de renforcer l’État central en Afghanistan a occulté les dynamiques locales et, en définitive, renforcé l’insurrection et la corruption.

Les exemples développés dans cet ouvrage conduisent à l’énoncé d’une thèse iconoclaste, particulièrement critique à l’égard du state building : en voulant mettre sur pied un « État-Léviathan » dans des sociétés tribales, les Occidentaux ne feraient que nourrir les conflits et se condamneraient à l’échec. Aussi, les velléités de stabilisation des États faillis devraient-elles passer par une compréhension beaucoup plus fine des mécaniques tribales, et par un renforcement des institutions traditionnelles. Considérer que ces mécaniques et institutions sapent l’État reviendrait à pécher par ethnocentrisme.

Au contraire, affirme l’auteur, « c’est en s’appuyant sur des groupes de solidarité locaux pour assurer la sécurité et la justice à l’échelon local que l’on pourra progressivement garantir la viabilité de l’État central ». Autrement dit, dans un contexte tribal, les milices ne constituent pas nécessairement une menace pour l’État. Ceci est notamment dû au fait que les tribus ne parviennent pas à organiser la vie sociale au-delà d’une certaine échelle – le district pour l’Afghanistan.

« La guerre ! C’est une chose trop grave pour la confier à des militaires », disait Clemenceau. Après lecture de cet ouvrage, on ne la confierait pas non plus à des anthropologues. Mais on inviterait volontiers les premiers à consulter plus régulièrement les seconds.

Marc Hecker

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