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L’article « Les démocraties à l’épreuve des terrorismes » a été écrit par Dominique Moïsi, à l’époque adjoint au directeur de l’Ifri et et rédacteur en chef de Politique étrangère, dans le numéro 4/1986 de Politique étrangère.
L’utilisation systématique de la violence pour obtenir des avantages politiques obéit à des logiques diverses et prend des formes multiples. Le terrorisme révolutionnaire du type Brigades rouges ou Action directe veut déstabiliser la société et s’attaque aux symboles du régime politique en place au nom d’une vision idéologique du monde elle-même héritée de mai 1968 et de ses désillusions. Le terrorisme nationaliste ou régionaliste de type IRA, ETA, arménien, palestinien, veut obtenir la reconnaissance de l’indépendance politique et territoriale d’un groupe ou d’une ethnie. Le terrorisme diplomatique ou terrorisme d’État entend modifier, influencer ou paralyser l’action diplomatique d’un État en prenant en otage sa société par la menace d’une violence indiscriminée sur ses citoyens ou par la prise d’otages au sens propre du terme comme dans le cas du Jihad islamique.
Au-delà de leurs diversités, il existe un point commun entre ces différents terrorismes. Ils s’attaquent tous de façon privilégiée à ces sociétés ouvertes et pluralistes que sont les démocraties. La mort étant pour les organisations terroristes davantage un message qu’un objectif, celles-ci profitent de la caisse de résonance médiatique que leur offre « sur un plateau d’argent » nos sociétés démocratiques. Phénomène publicitaire et transnational, le terrorisme profite également des limites que les démocraties imposent à la coopération antiterroriste au nom de la souveraineté nationale, de l’indépendance des diplomaties et d’une fâcheuse tentation au « chacun pour soi » qui s’inscrit dans une logique démocratique et électoraliste.
D’un point de vue géographique, les démocraties sont inégalement touchées par le terrorisme. L’Europe est devenue le théâtre privilégié du terrorisme international. 35 à
50 % des attentats recensés par la Rand Corporation depuis 1981 ont eu lieu sur le territoire ouest-européen contre 30 % en 1980. Le Moyen-Orient a pris la place de l’Amérique latine comme second théâtre d’opérations des terroristes.
Un tiers des attentats ont désormais lieu dans cette zone, et en particulier au Liban, contre 20 % en Amérique de Sud. Le Moyen-Orient demeure aussi la source principale du terrorisme international, 50 % des attentats terroristes dans le monde étant liés, en 1984, aux problèmes de cette région, tendance qui n’a fait que s’accélérer depuis, comme le rappelait le rapport RAMSES 86-87.
Si les intérêts et les personnels américains répartis dans le monde entier sont les cibles favorites du terrorisme international, le territoire américain reste lui-même pratiquement épargné par la violence des terroristes (moins de 1 % du total mondial des actes terroristes). Cette relative invulnérabilité qui fait l’objet d’un débat entre experts et hommes politiques demeure assez mystérieuse. Les États-Unis sont-ils « à l’abri » pour des raisons géographiques, diplomatiques ou militaires ? L’éloignement géographique du territoire américain par rapport au centre du terrorisme international — le Moyen-Orient — est-il, combiné à l’efficace protection que lui assureraient des mécanismes de contrôle rigoureux, la raison principale de l’invulnérabilité américaine ? Les mouvements terroristes ont besoin d’un sanctuaire qu’il leur est difficile de trouver à proximité du territoire américain. Le territoire européen à l’inverse est proche du Moyen-Orient et ses frontières, héritage d’une tradition d’asile et résultat des réalités communautaires, sont très perméables.
L’Amérique serait-elle épargnée en raison de son statut de superpuissance et de la fermeté de ses positions antiterroristes ? Le terrorisme est l’arme des faibles contre les faibles. Il est plus que toute autre chose une épreuve de volonté politique, un test de la résolution ou de la lâcheté des sociétés démocratiques. On ne s’attaquerait donc pas au territoire de celui qui est présumé fort, même si le comportement des États-Unis à l’égard des terrorismes ne diffère pas fondamentalement de celui des autres démocraties. L’Amérique ne s’est- elle pas acharnée sur la Libye de Kadhafi parce que cette dernière avait commis l’imprudence de se déclarer ouvertement terroriste et parce que son poids politique et militaire semblait à la mesure d’une Amérique peut-être plus velléitaire que résolue ? Les États-Unis ont choisi d’ignorer les éventuelles responsabilités d’un État comme la Syrie et se sont lancés, comme l’affaire « Irangate » le démontre chaque jour davantage, dans un processus de négociations directes avec des terroristes soutenus par l’Iran pour tenter d’obtenir la libération des otages américains.
Pour certains, la relative invulnérabilité du territoire américain serait la confirmation de l’existence d’un chef d’orchestre unique qui manipulerait, du Kremlin bien sûr, les rouages du terrorisme international. Moscou, dans le cadre de sa politique de dialogue compétitif avec Washington, éviterait de s’attaquer directement à son adversaire principal. Il est difficile de se rallier à cette dernière thèse simplificatrice qui ne correspond pas à la complexité d’une situation éclatée et baroque. Il se peut que l’URSS soit de façon ultime la principale bénéficiaire d’un terrorisme qui prouverait la faiblesse des régimes démocratiques et leur vulnérabilité à toutes formes de pressions extérieures. Mais le grand profiteur n’est pas nécessairement le grand manipulateur. Au-delà et face à ce mystère que constitue encore la particularité du cas américain, on ne peut que faire preuve de la modestie la plus grande, renforcée par le sentiment que le territoire américain ne constituera peut-être pas éternellement un oasis de tranquillité face à cette forme particulière de violence qu’est le terrorisme.
A l’opposé du modèle américain se trouve, bien entendu, le cas français que traite longuement dans ce numéro Edwy Plenel. La France a le douteux privilège de regrouper sur son territoire toutes les formes de terrorisme (révolutionnaire, nationaliste, diplomatique). Si le terrorisme issu du Moyen-Orient est devenu au cours des derniers mois le plus meurtrier de tous., c’est que la France, symbole d’un Occident haï, dans une région déstabilisée, est à la fois plus visible que les autres pays européens et plus vulnérable que ne semble l’être une superpuissance comme les États-Unis. Ce mélange de vulnérabilité et de visibilité ne saurait être dissocié des comportements antérieurs de la France à l’égard du terrorisme. Notre pays a donné l’impression au cours des années 70 d’être moins résolu dans sa détermination à combattre le terrorisme. La tentation du sanctuaire que dénonce justement Edwy Plenel n’a pu qu’encourager ceux qui, pour des raisons politiques, souhaitaient tester la volonté de la France.
En matière de lutte contre le terrorisme, plusieurs leçons peuvent être retenues. La première est que le terrorisme ne saurait être réduit totalement. Pour l’essentiel, la lutte antiterroriste est affaire de renseignement à plus de 80 %. La protection, quelle que soit son efficacité, ne peut que contribuer marginalement à limiter l’extension du terrorisme. La deuxième leçon que les démocraties doivent sans doute tirer de plus de dix années d’expérience du terrorisme, c’est la nécessité, difficile mais nécessaire, de relativiser les enjeux de ce combat. On ne s’habitue certes pas à vivre avec le terrorisme, mais céder à la dramatisation, c’est déjà verser dans une panique qui prépare à tous les abandons de fait. La France a connu des défis autrement difficiles et des circonstances autrement plus dramatiques au cours de son histoire récente. Vouloir « terroriser les terroristes » n’est conforme ni à la réalité du rapport de forces sur le terrain, ni à l’exigence psychologique d’un traitement dépassionné et rationnel. La dernière leçon que les démocraties se doivent de tirer est qu’en matière de lutte antiterroriste, on ne se sauve pas seul. La tentation du sanctuaire est non seulement immorale mais aussi, ce qui est plus grave, inefficace et contre-productive. Mettre en doute, comme le premier ministre Jacques Chirac a pu le faire dans un entretien privé avec un journaliste du Washington Times, les conclusions de la justice britannique lors de l’affaire Hindawi est contraire à l’exigence de solidarité démocratique et européenne qui doit animer les pays occidentaux. Il est certes des limites concrètes à la collaboration entre les polices et tous les services qui ont pour mission de confronter les terrorismes. Il n’en demeure pas moins qu’à l’« internationale » des terroristes doit répondre une solidarité accrue des démocraties.
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