Cette recension a été publiée dans le numéro d’hiver de Politique étrangère
(n° 4/2018). Philippe Chalmin propose une analyse de l’ouvrage de Pierre Blanc, Terres, pouvoirs et conflits. Une agro-histoire du monde (Presses de Sciences Po, 2018, 384 pages).
La plupart des ouvrages traitant des questions agricoles s’attachent à l’analyse des politiques, du Farm Bill à la Politique agricole commune (PAC), ignorant souvent la question fondamentale du foncier. Certes, les économistes du développement se sont intéressés aux « réformes agraires » mais en les traitant en général comme un simple chapitre des périodes de décolonisation et de révolutions.
Le livre de Pierre Blanc vient combler une lacune en apportant une analyse originale, historique et géographique de la question foncière dans l’espace et le temps. Ce n’est pas une « agro-histoire du monde » mais une étude complète d’une question qui dépasse les seules problématiques agricoles puisqu’elle a contribué à façonner des sociétés.
Le meilleur exemple en est l’évolution de deux pays « émergents » à la fin du XIXe siècle, fondés sur l’immigration européenne et ayant à leur disposition de vastes espaces vides : les États-Unis et l’Argentine. Aux États-Unis, le partage des terres se fit de manière égalitaire et contribua à la création d’une classe de « farmers », à l’origine de la classe moyenne américaine, au cœur tant de la démocratie que de l’essor économique. En Argentine, au contraire, on en resta au modèle latifundiaire hérité des structures coloniales espagnoles. On sait ce qu’il advint de l’Argentine dont le décollage économique comme politique était déjà un échec au début du XXe siècle (et l’est encore un siècle plus tard…).
En Russie et en Chine, il y eut bien sûr la grande parenthèse des collectivisations, dont il est si difficile de sortir : l’éclatement des structures « coopératives » et autres communes populaires, la redistribution artificielle des terres puis leur regroupement dans des structures « capitalistes » plus ou moins accaparées par les oligarchies.
Le lecteur ne peut qu’être impressionné par la couverture quasi universelle de l’ouvrage. L’Europe occidentale n’est pas la mieux traitée, mais son histoire, celle de la petite agriculture familiale, est la mieux connue. On regrettera pourtant que l’auteur n’ait pas analysé les différences entre les systèmes successoraux, entre le Code civil français et l’égalité entre les enfants, et les pays, comme le Royaume-Uni ou l’Allemagne, ayant conservé un droit d’aînesse permettant le maintien de grands domaines. De ce point de vue, la différence de taille moyenne des exploitations agricoles entre la France et le Royaume-Uni fut longtemps – et reste encore – frappante.
On regrettera aussi que le continent africain, et notamment l’Afrique de l’Ouest, soit traité trop brièvement, alors même que la question fondamentale du droit du foncier est loin d’y être résolue. Il faut d’ailleurs rappeler qu’en amont de tout débat foncier s’impose la nécessité de l’existence d’un cadastre, trop souvent embryonnaire dans de nombreux pays du monde.
Si l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Océanie en sont, dans une certaine mesure, à « la fin de l’histoire », au moins de leur histoire agraire, tel n’est pas le cas du reste du monde : des paysans sans terre du Brésil aux stratégies d’accaparement d’investisseurs arabes ou asiatiques en Afrique, la question de la terre reste au cœur des évolutions politiques, des révolutions, voire des guerres. En cela, cet ouvrage est une lecture indispensable et plus encore, du fait de sa nature encyclopédique, il est une référence nécessaire à la compréhension de nombre des conflits qui marquent le XXIe siècle.
Philippe Chalmin
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